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Nulle part, même en Lombardie, je n’ai vu d’aussi belles vignes. Le long des arbres courent, en épaisses guirlandes, les rameaux touffus d’où pendent les grappes lourdes aux grains dorés, gonflés à éclater. Les ceps vigoureux, gros parfois comme des bras, enlacent les troncs des mûriers et des ormeaux ; les branches flexibles de la vigne jaillissent des têtes rondes des arbres, légères et ondulant au vent, comme autant de banderoles de fête. Les teintes différentes des verdures se marient si élégamment que les vers des Géorgiques viennent tout naturellement à l’esprit ; on comprend mieux Virgile et son âme élégiaque. Par endroits, les vendanges commencent. Les vignerons, hissés sur des échelles, enfouis dans le feuillage, cueillent les raisins venus aux plus hauts sarmens ; les femmes coupent les grappes qui pendent aux guirlandes, à la portée de leurs mains. Quand les corbeilles sont pleines, d’un geste vif, elles les chargent sur leurs épaules et les emportent, le pas souple, la marche harmonieuse. Où donc ai-je vu pareille scène ? Ah ! je me souviens : au Campo Santo de Pise, dans ces Vendanges de Noé, si célèbres pour le détail, d’ailleurs accessoire, de la Vergognosa. C’est ici que Gozzoli dut avoir l’idée de sa fresque ; je reconnais ses mêmes vignerons, ses mêmes vendangeuses ; près d’une ferme, voici la même tonnelle. Et, serait-ce suggestion ? il me semble que le décor qu’il a peint est justement ce coin de paysage que j’aperçois entre la double ligne des vieux saules longeant les fossés de la route.

Nous croisons des chariots traînés par de grands bœufs blancs, aux cornes magnifiques et luisantes. Leurs yeux sont pensifs, tristes et doux. Leur pelage est clair, sans une tache, de la nuance laiteuse des vieilles majoliques de Gubbio. Tout à coup mon conducteur se retourne, m’indique d’un geste théâtral un mince ruisseau et solennellement annonce : le Clitumne ! Puis il m’explique que c’était là le fleuve sacré [dont l’eau donnait la blancheur aux animaux qui s’y désaltéraient. Le ponceau sur la rivière est tellement en des d’âne qu’il faut lancer les chevaux au galop pour l’escalader : encore un auquel les ingénieurs de ce siècle ne touchèrent point ! L’eau est d’une absolue limpidité qui explique la vieille croyance. Sans doute, bien d’autres torrens sur le flanc des Apennins ont la même transparence ; mais pourquoi ne pas ajouter foi aux légendes ? Elles sont chères aux poètes. Pline, qui l’était à ses heures, compare la couleur de cette eau à celle de la neige. Ne le contredisons