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passe derrière le Krischna-Ghiri, longe la seconde enceinte en cet endroit où s’étendait l’étang, et côtoie le massif du Radjah-Ghiri, passant sous le feu du fort supérieur dont les Français exécutèrent, en 1750, la fabuleuse escalade. De cette légende je vous présenterai prochainement la critique. Grâce à ce détournement de l’ancienne route, l’on peut accéder avec les charrettes jusqu’à l’intérieur de la première enceinte, plus loin même. Si j’ai profité de ce progrès par la grande facilité que j’ai eue de faire charrier mon bagage jusqu’à mon campement, les ruines elles-mêmes n’ont pas laissé d’en pâtir. Ainsi cette belle pagode, toute proche de l’entrée, dont le portique s’encadre de deux bonnes figures de femmes, presque de grandeur naturelle. Les deux statues sont de la meilleure époque ; elles se détachent en haut relief sur les pieds-droits du gopura, et montrent leurs jambes brisées par les essieux des charrettes. Ces dégâts ne remontent pas aux temps antiques. Lorsqu’en 1880, je visitai ce temple, avec le R. P. Darasse, la salle aux mille colonnes, inondée jusqu’à mi-hauteur des bases, possédait une profusion d’ornemens, à peu près intacts, et les deux déesses de pierre n’étaient point mutilées.

Que tout cela a changé depuis vingt ans ! Je ne reconnais plus rien dans ces solitudes paisibles où la zoologie seule et aussi l’anthropologie m’attiraient. L’eau du ciel couvrait le sol, après une sécheresse excessive d’où était née la famine. Les morts ne s’étaient pas comptés, les ossemens perçaient la terre. Chaque nuit, les chacals en troupes parcouraient la plaine, poussant leurs vagissemens d’enfans. Pour quelques menues pièces d’argent, je soudoyais des fossoyeurs d’occasion qui m’apportaient des crânes à moitié décharnés. Ces crânes, je les nettoyais soigneusement, car je n’aurais pu trouver qui m’aidât dans ce travail. Je les grattais au bord de la rivière, je les séchais au soleil, cependant qu’au loin, les chacals, assis sur leur derrière, me surveillaient curieusement. Un soir même, lorsque l’ombre descendait sur la terre, j’eus la compagnie d’un léopard qui se désaltérait, furtivement, entre deux socles brisés. Par précaution contre les corneilles, j’emballais mes crânes dans une malle fermant à clef, non sans avoir passé dans l’arcade zygomatique de chacun un fil solide portant une étiquette de parchemin où j’inscrivais les renseignemens recueillis sur le défunt. Les têtes de ces bons Dravidiens, ainsi soustraites à la décomposition