Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 45.djvu/527

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

venait de faire visite. Ils se connaissaient. En des camps opposés, ils s’étaient, sous le Directoire, férocement combattus, malmenés cruellement. Mais, au dire des philosophes, les haines politiques désarment très vite ; seules, affirment-ils, les rancœurs littéraires ne pardonnent jamais. Policiers, autrefois, tous deux, et tous deux, à présent, fruits secs du même panier, ayant consciences pareilles comme appétits semblables, Dossonville et La Chevardière s’étaient réconciliés... Or, l’affaire qu’apportait le nouvel ami paraissait vraiment magnifique. Complot, projet d’assassinat, menaçant triomphe de l’anarchie, — le tout sous les regards aveugles de Dubois, encouragé peut-être par le félon Fouché, quelle aubaine !... Il fallait néanmoins grossir encore L’affaire, l’ « engraisser, » puis la transformer en quelque chose d’énorme : opération aisée dont se chargeait l’inventif Dossonville. Au reste, il se flattait d’en tirer pour lui seul gloire et profit. Part à deux ? Oh ! non pas : le jacobin avait pelé la figue ; le royaliste prétendait la manger. Mais il avait compté sans le camarade : l’homme à l’habit gris perle n’était pas citoyen à se laisser ainsi duper.

Ce même jour, 13 floréal, Dossonville s’en allait sonner à la porte du général Davout : il n’avait pas amené La Chevardière.


II. — « ENGRAISSEMENT » DE L’AFFAIRE

Le pavillon qu’occupait aux Tuileries le commandant des grenadiers de la Garde était situé sur le terre-plein qui domine encore aujourd’hui la terrasse des Feuillans. Il s’élevait, isolé, au-dessus des ondulantes ramures de l’humide jardin, et seul un tortueux escalier descendant vers la Place de la Concorde rattachait au mouvement de la Ville la solitude d’un tel réduit. Encadrée d’odorans parterres, blottie dans les branchages de vieux filleuls, cette maison ressemblait plutôt à une aimable gloriette, discret abri de rendez-vous galans, qu’à un bureau de police politique toujours ouvert aux délateurs. Mais la riante chartreuse était fort bien située pour son odieuse destination. Chaque soir, dès qu’une ombre propice estompait les Tuileries, quelque furtive silhouette se glissait dans le pavillon de mystère : c’était celle d’un dénonciateur. Des civils et des militaires, des gens de la finance, des lettres ou de la robe, fournissaient d’habitude l’abjecte clientèle de l’officine à trahison, dilettantes