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16 floréal, — dans deux jours ! — des conseillers d’État, orateurs du gouvernement, iraient porter au Tribunat le traité d’Amiens, et, tout aussitôt, se jouerait une magistrale comédie. On verrait, quittant son fauteuil, le président Chabot monter à la tribune, prononcer un discours et demander pour le héros pacificateur « un gage de la reconnaissance nationale. » Aucune voix d’opposant ne s’élèverait dans l’assemblée : un grand silence d’approbation, peut-être des applaudissemens, puis le vœu des Tribuns serait sur-le-champ envoyé au Sénat. Là non plus, — Bonaparte croyait en avoir l’assurance, — de sournoises intrigues, fâcheuses contre-manœuvres, n’étaient à redouter. En dépit des Garat, des Lambrecht, des Grégoire, des Lanjuinais, le Sénat voterait avec enthousiasme : avant la fin de la semaine, Napoléon Bonaparte serait proclamé Consul à vie ! Paris, alors, la France entière allumerait des lampions. Dans les cent-deux départemens de la République, le populaire entrerait en liesse, — joie bien disciplinée, frairies, bombances à la romaine, panem et circenses : rigodons patriotiques, cantates confectionnées par les Pindare de la police, bouteilles, jambons, volailles, lancés à la gloutonnerie du bon peuple, et touchans hyménées sachant unir la Gloire à la Vertu, des vétérans à des rosières ; bref, le bonheur partout, partout le cri de : « Vive le Grand Consul ! »... Fort bien ! mais qu’allaient décider ces généraux, les jaloux de sa gloire : Moreau, Masséna, Bernadotte, Brune, Macdonald, Augereau ? Voudraient-ils accepter pour dictateur un jeune homme, leur cadet d’âge et d’ancienneté ? Et les aboyeurs de l’armée du Rhin, surtout ces odieux officiers en réforme ? Quel coup de rage n’oseraient-ils pas risquer ? Ces gens-là préparaient, à n’en pas douter, quelque attentat prochain ! Bonaparte soupçonnait, devinait, redoutait un complot ; il se sentait guetté, suivi pas à pas par des assassins. Aux Tuileries, les lettres anonymes arrivaient de plus en plus nombreuses, insolentes tantôt, et tantôt éplorées. Mais injures de la haine ou conseils de l’amour, toutes répétaient le même avis : « Prends garde à toi. Consul : tes jours sont en danger... » Et dans ce cœur étrange où, sauf l’ambition et l’orgueil, ne palpitait aucune passion humaine, — le mystère d’un péril trop certain faisait passer comme un frisson d’angoisse...

Il ignorait encore l’audacieuse histoire forgée par Dossonville ; mais un autre rapport retenait sa pensée, avivait ses colères...