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déclivités des roches pour s’abaisser aussitôt vers des précipices, qui se suspendent au-dessus de votre tête, qui s’enfoncent sous vos pieds et qui vous menacent de partout comme des rangées d’yeux méchans. Cet appareil de défense, compliqué et formidable, nous semble aujourd’hui un jeu d’enfans cruels. Il évoque brusquement à l’esprit une forme périmée de la guerre, — la guerre des anciens temps avec l’ingéniosité atroce de ses guet-apens, les raffinemens de ses ruses et de ses traîtrises... Une vaste souricière, où l’on ne pouvait s’aventurer, sans risquer de choir dans un piège et de mourir d’une mort affreuse et lente, telle m’apparut cette forteresse médiévale de l’Acro-Corinthe.

Nous voici dans la troisième enceinte. De chaque côté de la porte, des escaliers étroits conduisent jusqu’au chemin de ronde, où le paysage vertigineux émerge soudain, découpé par petits morceaux dans les embrasures du mâchicoulis. Là, on est en plein moyen âge. Des échauguettes sont encore debout, on s’attend presque à en voir sortir un archer génois, ou à entendre sonner des crosses d’arbalètes sur le pavé de la courtine. En bas, c’est une confusion de décombres, où s’ébauchent des orifices de citernes, des margelles de réservoirs, des silhouettes de mosquées, de corps de garde, de maisons turques. Une vilaine petite chapelle, consacrée à je ne sais quel saint orthodoxe, se tasse, vers la gauche parmi des broussailles. Des cierges brûlent à l’intérieur, et il en sort, par intervalles, un nasillement de psalmodies pieuses. Un grand chien bondit au milieu des herbes, aboie férocement contre nous... Des paysans sont là, venus pour un pèlerinage ou pour un vœu...

Nous montons plus haut, longtemps, péniblement, toujours parmi des décombres méconnaissables, et, lorsque nous touchons la crête, nous sommes au bord du rempart opposé, qui surplombe le flanc septentrional du rocher. Perpendiculaire, tombant d’un jet sur la vallée de l’Isthme, il est absolument inabordable de ce côté-là... Et, encore une fois, c’est l’ivresse de l’espace, l’émerveillement d’embrasser d’un seul coup d’œil tant de sommets illustres ! Cette Acro-Corinthe est le plus admirable belvédère de toute la Grèce !

Je retrouve, l’une après l’autre, les nobles montagnes auxquelles ma vue est maintenant accoutumée : la masse rocheuse de Salamine, les monts Ægaléens, le Cithéron, l’Hélicon, le Parnasse, — rude profil qui plane sur tous les paysages classiques