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Il en était ainsi à Prague, à Bulsturad[1] plutôt, cette dernière étape du vieux Roi sur le chemin de Goritz, où il allait mourir.

Charles X était arrivé d’Angleterre le 22 octobre 1833, suivi de son fils, de son petit-fils et de quelques fidèles associés à sa douloureuse fortune. Frappés du même coup, souffrant pour la même cause, ceux-ci, comme il arrive des passagers d’un navire, après une longue et orageuse traversée, ne s’entendaient sur rien.

Il y avait à Bulsturad une droite et une gauche. Ces royalistes se demandaient à qui, de Charles X, du Dauphin ou de M. le Duc de Bordeaux, appartenait la couronne.

On peut juger du désarroi par cette conversation entre le marquis de Villeneuve et le duc de Blacas :

« Le Roi légitime, c’est donc M. le Dauphin ? C’est donc Louis XIX, puisqu’il n’a pas, comme son père, renouvelé, en Angleterre, l’abdication de Rambouillet ? demandait le marquis.

— En droit, oui.

— Et en fait ?

— Non.

— Pourquoi ces nuances ?

— Parce qu’elles sont essentielles, répondait Blacas, pour écarter de M. le duc de Bordeaux la légion d’ambitieux qui pourrait l’entourer avant qu’il soit l’âge et de force à tenir les rênes de l’État[2]... »

Telle était, en effet, la raison qui avait fait éconduire Chateaubriand, alors qu’à la veille de ses couches, la Duchesse l’avait envoyé à Prague revendiquer pour elle, en dépit de son remariage, et son rang de princesse et la tutelle de son fils.

A Bulsturad, elle n’était plus que la comtesse Lucchesi. Encore l’était-elle ? Nul n’y avait la preuve de ce mariage qu’elle affichait.

Aux raisons politiques que donnait l’entourage du vieux Roi pour refuser à la Duchesse la tutelle de son fils, s’ajoutait donc pour Charles X une question de conscience. Il n’entendrait à rien tant que l’honneur de sa belle-fille serait en cause[3].

  1. A quatre lieues de Prague sur la route de Carlsbad, vieux château mis à la disposition de Charles X par le grand-duc de Toscane.
  2. Charles X et Louis XIX en exil, par le marquis de Villeneuve.
  3. Cette lettre de Charles X, découverte par M. le vicomte de Reiset aux Archives de Brunnsée, et citée par lui incomplètement dans son livre Marie-Caroline, Duchesse de Berry, p. 388, en témoigne :
    « M. de Chateaubriand s’est acquitté de toutes les commissions que vous lui avez données pour moi. Je lui avais répondu avec franchise sur les objets qui vous concernent, et particulièrement sur votre dessein de profiter de votre liberté, pour venir nous voir à Prague. Mais, comme il parait, d’après votre lettre, que vous ne connaissez pas encore ce que M. de Chateaubriand était chargé de vous transmettre, il faut que je vous explique clairement tout ce que je puis faire relativement à votre dessein de venir momentanément nous voir.
    « Je ne parlerai point ici, ni du Roi, ni de son fils, ni de ma belle-fille, mais de ce qui regarde vos enfans.
    « Henry et Louise ne savent rien de ce qui vous concerne depuis votre arrestation à Nantes, sauf votre longue captivité, votre départ de Blaye, et votre arrivée à Palerme.
    « A présent, il faut, avant qu’ils puissent vous revoir, qu’ils soient instruits des nouveaux liens que vous avez formés, et de la naissance de l’enfant qui en est résultée.
    « Mais, avant que je puisse leur parler de la situation où vous êtes maintenant, il est indispensable que j’aie entre les mains l’acte de votre mariage avec le comte Lucchesi, ou du moins une copie de cet acte authentique et légalisée.
    « Hâtez-vous de m’envoyer cette pièce qui m’est absolument nécessaire, et, lorsque je l’aurai reçue, je verrai, d’après votre véritable intérêt, les démarches que je pourrai faire auprès du roi de Naples et de l’empereur d’Autriche pour assurer votre voyage jusqu’à Prague.
    « Croyez, ma chère petite, à ma tendresse pour vous, et à la peine profonde que m’ont causée vos malheurs.
    « Je vous embrasse de tout mon cœur (Vicomte de Reiset, Marie-Caroline Duchesse de Berry.) »