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Et, chose inouïe ! ces bords pestilens sont habités par des êtres humains. Le grouillement de peuple y est peut-être plus dense qu’ailleurs. Je m’y aventurai, un jour, au crépuscule. Sous un ciel brouillé de poussière, le fleuve fumait comme une étuve. La grande rue de Boulaq, gluante d’une gadoue perpétuelle, avec ses tas d’épluchures et de chiffons, ses déjections stagnantes, était fourmillante de femmes et de bambins en guenilles, de manœuvres et d’âniers en galabiehs crasseuses. Des groupes accroupis sur des nattes encombraient les abords des cafés. D’autres stationnaient devant les épiceries et les boutiques de comestibles. Cela sentait la cannelle, le poivre rouge, le graillon, et d’autres odeurs encore. Aux étalages, des purées de dattes semblables à de la boue solidifiée se moulaient dans des couffins, à côté des peaux de boucs liées aux quatre membres et d’où suintait un liquide visqueux. Dans une boulangerie, un enfant dormait, couché tout nu sur les pains, la figure mangée par les mouches qui se collaient aux commissures des paupières chassieuses. De gros bracelets luisaient dans la crasse de ses bras et de ses jambes. Et je vis un petit âne fripon voler un pain qui servait d’oreiller à l’enfant et se sauver au grand galop. Cela fit presque une émeute dans la rue. Des galabiehs volèrent à la poursuite de l’âne, la poussière s’éleva plus acre sous les pieds des gens qui couraient, et, remués par les loques flottantes de leurs haillons, les relens du faubourg m’enveloppèrent d’une touffeur plus nauséabonde… Mais voici le triomphe du mirage oriental : je trouvai cela presque beau. Ce paysage sordide, écrasé de chaleur, sous un ciel jaune obscurci de poussières impalpables et de fumées, où des touches de couleur crue éclataient dans la lueur livide des lampes électriques qui, là-bas, commençaient à s’allumer sur les quais du Canal Ismaïlié, — ce paysage d’Egypte réunissait pour moi toutes les violences brutales du Sud et toutes les finesses mélancoliques d’un crépuscule de banlieue parisienne.

Heureusement, j’habitais loin de ce pittoresque un peu monté de ton ! Mais, à Péra, j’ai vécu au cœur de l’infection. Péra et les Pérotes n’ont pas une bonne presse, en ce moment. Tous nos littérateurs s’acharnent à dénigrer la ville et les habitans. Les Turcs eux-mêmes, ravis de dauber sur l’envahisseur européen, prodiguent volontiers le sarcasme à la rivale de Stamboul. Est-ce la rancune d’y avoir essuyé un mois de pluie continuelle ?