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J’avoue, pour ma part, que la mauvaise réputation de Péra me semble abondamment méritée. Les rues y sont des égouts à ciel ouvert, où, lorsqu’il pleut, il est prudent de ne s’engager que muni de solides caoutchoucs. Les maisons envahies par les eaux pluviales trahissent au dehors, sur les seuils et presque sur les trottoirs, le débordement de leurs sécrétions intimes. Aux pentes ravinées des Petits champs, les terrains des vieux cimetières dégringolent, entraînant leurs stèles en pilotis pêle-mêle avec les ossemens : ces charniers détrempés s’étalent sous les fenêtres des hôtels et des lieux de plaisir. Le pire, ce sont les hordes innombrables de chiens errans qui pullulent à Constantinople. Galeux, crottés jusqu’aux oreilles, ils vous frôlent sans cesse, ils bloquent les abords des magasins : les commis ont beau les chasser à grands coups de courbache, ils reviennent l’instant d’après. Ils sont les maîtres de la chaussée, ils s’y vautrent avec des nichées de petits qu’il faut enjamber pour se frayer un passage. Les enfans les battent et les martyrisent, les charrettes et les tramways les écrasent, de sorte que l’horreur et la pitié l’emportent encore sur le dégoût. Je vois toujours, au coin de l’Ambassade d’Angleterre, un malheureux petit chien, dont la patte coupée par une roue de voiture ne tenait plus qu’à un lambeau de chair, et qui se hissait désespérément sur ce moignon sanglant pour atteindre les mamelles de la mère, une pauvre chienne efflanquée et rongée d’une teigne hideuse…

Des sensations de cette espèce vous préparent, du moins, excellemment à savourer tout « le moyen âge » de Stamboul. Cette ville, qui vous apparaît si prestigieuse de la haute mer, n’est (à part ses mosquées monumentales) qu’un ramassis de cambuses croulantes, un dédale de venelles dépavées et coupées de fondrières. Malheur au touriste ignorant qui s’y risque en fiacre ! D’abord, presque régulièrement, le cocher, qu’on a pris à Péra, connaît mal Stamboul et ne tarde pas à vous égarer. Ensuite, le supplice des cahots y dépasse tout ce qu’on peut imaginer. Je revins à peu près indemne d’une excursion de ce genre, mais la portière de mon véhicule était défoncée, et le marchepied était resté en route.

Passons bien vite ! Jetons un voile sur l’ignominie du Phanar ; traversons, en nous bouchant le nez, les tristes galetas des Juifs et les campemens des gitanes. Toute cette partie de Stamboul jusqu’à Edirné-Kapou est proprement infâme, bien qu’il