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en a fait un sur le Christianisme de Bacon. M. de Maistre a fort éventé celui-ci ; quant à Montaigne, le simple coup d’œil eût dû avertir, et je ne vois pas ce qu’on gagnerait, à toute force, à faire conclure qu’il peut bien avoir paru très bon catholique, sauf à n’avoir guère été chrétien. » Avec plus de netteté, M. Strowski répète dans son Saint François de Sales : « De catholiques plus solides que Montaigne il en est peu, mais il est peu de catholiques moins religieux que lui[1]. » Montaigne passe sous silence non seulement la croix de Jésus-Christ, mais ses leçons de divine sagesse. Ce grand citateur omet toujours d’alléguer les écrivains sacrés et les Pères de l’Eglise. Il ne se repent de rien. S’il avait à revivre, il revivrait comme il a vécu. Il parle en païen de la mort, comme d’une profondeur muette et obscure où il se plongera stupidement, tête baissée, sans la considérer ni reconnaître, et qui l’engloutira tout d’un coup. — « Paroles horribles, dira Pascal, qui marquent une extinction entière de tout, sentiment de religion. » Et cependant Montaigne mourra correctement, en bon catholique, soumis au jugement de ceux à qui il appartient de régler ses actions, ses écrits et même ses pensées, désavouant dans sa « rapsodie » tout ce qui pourrait se trouver « contraire aux saintes prescriptions de l’Eglise catholique et romaine, en laquelle je meurs, dit-il, et en laquelle je suis né. »

L’état d’esprit des gens sérieux et cultivés offrait alors une frappante analogie avec celui des stoïciens de la République romaine finissante. Ils pratiquaient par raison et en l’humanisant le plus possible une divine religion à laquelle ils ne croyaient guère. Du Vair, sans jamais nommer Jésus-Christ qu’il remplace par Epictète, s’acquitte des devoirs de la religion officielle, comme Thraséas et Marc-Aurèle, dont il professe la haute morale. — Il semble qu’à défaut du christianisme éteint ou endormi, le stoïcisme en pourrait être un assez passable substitut, puisque sa morale est belle en somme et qu’il dirige l’homme vers le bien. Oui, assurément, les deux doctrines et les deux pratiques seraient équivalentes… jusqu’à un certain point, si stoïcisme et christianisme n’étaient pas justement le contraire

  1. M. Strowski n’a pas cru devoir s’en tenir à ce très judicieux jugement. Dans la conclusion de son livre sur Montaigne, il tente de restituer à l’auteur des Essais la foi chrétienne proprement dite, avec plus d’ingéniosité dialectique, peut-être, que de soumission pure et simple aux textes et aux faits.