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l’un de l’autre. Le stoïcien prend en lui-même son point d’appui pour s’élever à Dieu : ce qui est, aux yeux du chrétien, le comble de l’orgueil, une « superbe diabolique, » comme s’exprime Pascal ; car l’abîme est infranchissable par nos seules forces entre notre devoir et notre pouvoir. Le stoïcien croit, en outre, que la morale, loin d’être fondée par la religion, lui est antérieure et supérieure.

Or, ces idées païennes sont précisément celles que Pierre Charron, philosophe chrétien et même prêtre, a soutenues. Il faisait profession de christianisme. N’étant pas assez intelligent pour comprendre le sens et la portée de tout ce qu’il écrivait ou plutôt compilait, il a cru de bonne foi servir la religion. Mais qu’y a-t-il qui lui soit plus contraire que d’affirmer qu’on peut apprendre sans la religion à « faire excellemment l’homme ? » de contredire « ceux qui ne reconnaissent autre vertu ni prud’homie que celle qui se remue par le ressort de la religion ? » de mettre complaisamment en relief la méchanceté des Pharisiens, « gens pourtant religieux, » la probité et la vertu de tant de philosophes, « toutefois irréligieux ? » ou encore, de déclamer en ces termes contre les sacrifices : « Quelle aliénation de sens ! penser flatter la divinité par inhumanité ! satisfaire à sa justice par cruauté ! Justice donc affamée de sang humain ! » Charron écrit cette phrase sans s’apercevoir que le sacrifice de la Croix est le terme et l’accomplissement de tous les autres, et en ajoutant même (ce qui serait une malice digne de Voltaire, si ce n’était pas la distraction d’un rhéteur très superficiel) : « Tout cela a été aboli par le christianisme. » — « Charron, conclut M. Strowski sur ce philosophe, a montré qu’il y a une religion sans morale, celle du dévot ; une morale sans religion, celle du sage ; un Dieu sans religion, celui du déisme. » Et le Père Garasse, bien qu’il ait forcé la mesure, ne s’est pas absolument trompé en voyant dans le traité De la Sagesse « le bréviaire des libertins. »

Cependant, s’il est vrai que les procès de tendance sont chose peu équitable, il convient de ne pas confondre les stoïciens du XVIIe siècle avec les « libertins. » La confusion de deux états moraux qui paraissent si contraires « répugne » au sens commun, comme on disait en ce temps-là, à moins que libertinage ne soit pris pour un synonyme parfaitement exact de ce que nous entendons aujourd’hui par libre pensée. Mais non, les