Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 48.djvu/856

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fois répété, comme si de le prononcer était un plaisir ineffable. Enfin, cette heure finit, toutes finissent ; mais les heures de bonheur m’ont toujours paru très longues : il se passe tant de sentimens dans un pauvre cœur humain pendant qu’elles durent ! Cette semaine devait être heureuse : il vint mercredi, comme je pensais à aller chez Mme Belloc dans l’espoir de l’y rencontrer. Je me portais mal, lui aussi. Nous restâmes et la soirée fut délicieuse. Nous causions dans un calme et une paix profonde de tout. J’ai trouvé avec lui et lui seul l’idéal de la causerie, lia le même plaisir à peindre les nuances de ses sentimens que moi à dessiner les caractères, à métaphysiquer. Toute mon âme semblait se confondre avec la sienne, tant la sympathie était intime ; et en même temps, tout ce qu’il dit me transporte dans un monde nouveau et étend les bornes de mon intelligence. Depuis que je le connais, j’ai mille manières de voir nouvelles. Notre bonheur fut parfait jusqu’à près d’onze heures. Je lui dis : « Vous viendrez vendredi, Fauriel ne vient pas et c’est sa faute. » Un coup de foudre, il me répond qu’il ne peut pas, qu’il faut qu’il dîne avec je ne sais quel député. Comment, moi qui ai compté sur ses vendredis, qui ai dit à tout le monde que je sortais ce jour exprès pour vous voir. « Chez Marie[1], il faut que j’y aille, croyez-vous que j’en ai plus de plaisir que vous ? » De paroles en paroles je m’emportai, je lui dis de ne jamais me revoir s’il ne venait pas ce jour : il prenait tout cela en riant, j’étais irritée à l’excès. Il finit par dire qu’il viendrait, mais toujours ne voulant pas abandonner son rendez-vous, mais qu’il quitterait à huit heures et un quart ou demie. Enfin, il devint sérieux et me dit en me regardant d’un air pénétré : « Vous ne voyez donc pas que vous me faites beaucoup de peine. » Nous redevînmes attendris, nous nous serrions dans les bras l’un de l’autre, il était près de minuit. Exécrable minuit, nous ne pouvions nous quitter ! Enfin, à minuit et demie, nous prenons un grand courage, il s’en va. Un instant après, je m’élance après lui sur l’escalier et dans ses bras. Hélas ! c’était la dernière fois Mais je n’en savais rien ou je n’aurais pas pu le quitter. Le moment après son départ, je tombais dans une grande tristesse et honte. que devait-il penser de moi ? Il m’en aimera moins. Le lendemain, j’écrivis vile un billet dans lequel je lui disais

  1. Probablement Mme Belloc, contre laquelle Mary Clarke avait à ce moment-là quelques ressentimens. (Communication de M. de Mohl.)