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scrute de très près l’histoire de sa pensée. M. Villey s’y est, après M. Strowski, très scrupuleusement employé, et il y a profit à recueillir son témoignage.

Allons droit à la vraie question, à celle d’où dépendent toutes les autres, et demandons-nous ce qu’il convient de penser de la religion de Montaigne. La question a été souvent posée, et comme elle est obscure, elle a été tranchée assez diversement. Montaigne n’est pas l’homme des solutions simples : « ondoyant et divers, » plus apte à voir et à exprimer les multiples côtés des choses qu’à prendre un ferme parti et à s’y tenir, ayant comme quelques-uns de ses compatriotes, Montesquieu, par exemple, — et faut-il dire Renan, lequel se vantait d’être un peu Gascon ? — une certaine indécision et imprécision de pensée qui s’accommode mal des impérieuses habitudes de la logique latine, ironiste d’ailleurs et volontiers paradoxal, il a pu, sur ce point comme sur bien d’autres, prêter aux interprétations les plus contradictoires. On a fait de lui tour à tour le précurseur de Voltaire et de Pascal. « Le christianisme de Montaigne ! s’écrie Guillaume Guizot. Rien qu’à voir ces deux mots ensemble, on se sent entre une duperie et un blasphème. Ne dites pas que Montaigne a été chrétien, si vous ne voulez pas faire rire les libres penseurs et pleurer les croyans[1]. » On se rappelle, dans le même sens, les merveilleuses pages de Sainte-Beuve dans son Port-Royal. Et M. Strowski voit, de son côté, dans l’Apologie de Raymond Sebond, « l’expression complète d’une âme vraiment religieuse et sincère. » « Une âme sincère, » j’y veux bien consentir ; mais « une âme religieuse, » est-ce que le mot ne hurle pas d’être associé au souvenir de Montaigne ? Si Montaigne est une âme religieuse, pourquoi Bayle n’en serait-il pas une ? Non, de quelque façon qu’on définisse la disposition religieuse,

  1. M. Villey ne me paraît pas avoir pour le Montaigne de Guillaume Guizot, qu’il cite une ou deux fois en passant, et qu’il se contente de traiter un peu dédaigneusement d’ « élégant, » toute l’admiration qui convient. Ce n’est pas, il est vrai, un « livre » que cet ouvrage posthume ; ce sont des Études et fragmens, que M. Auguste Salles a publiés et que M. Emile Faguet a préfacés (1 vol. Hachette, 1899), des « Essais sur les Essais, » comme le disait très bien Gaston Paris. Mais ce livre de moraliste et d’écrivain n’en a pas moins sa place assurée dans la bibliothèque de tous ceux qui aiment encore les idées et les Lettres, — entre les Essais de Montaigne et les Pensées de Pascal. Esprit, profondeur, goût, délicatesse morale, éloquence même et éclat du style, je ne sais vraiment si une seule des qualités qui font les œuvres de premier ordre en est absente. Et peut-être, depuis Sainte-Beuve, n’a-t-on rien écrit de plus pénétrant et de plus fort, de plus ingénieux et de plus élevé sur Montaigne.