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Montaigne n’y répond en aucune manière. De toutes les voies, — et elles sont nombreuses, — qui conduisent ou ramènent à la religion intimement sentie et vécue, Montaigne n’en a fréquenté aucune. Ni le désespoir métaphysique, ni la profondeur du sentiment moral, ni le sens et l’effroi du mystère, ni l’élan spontané de l’âme vers un je ne sais quoi qui l’enveloppe et la dépasse, jamais, à aucun moment de sa vie ou de sa pensée, jamais Montaigne n’a rien connu, ni éprouvé de tout cela. Surtout peut-être, il lui manque ce sentiment du tragique de l’existence humaine, sans lequel il n’y a ni très grand poète, ni profond penseur, ni véritable croyant. Non seulement Montaigne n’a pas pris la vie au tragique, il n’est pas sûr qu’il l’ait prise au sérieux. Ce qui est sûr, c’est que rien ne lui est plus étranger que la disposition de l’âme qui se courbe, et se soumet, et se donne sans se reprendre, et qui prie, et qui adore. Et dès lors, qu’importe qu’il ait été, sa vie durant, un « chrétien très suffisant, » comme l’a dit M. Faguet dans une inoubliable étude, qu’il n’ait jamais renoncé aux pratiques, et qu’il ait même fait une fin fort édifiante ? Qu’importe, en un mot, qu’il ait fait le geste de la croyance ? Au fond, sans bien s’en rendre compte peut-être, il n’est guère chrétien, et il est fort peu croyant. On pourrait lui appliquer le joli mot de Mme Récamier sur Chateaubriand : « Il croit croire. » Rabelais lui-même est plus religieux.

Est-ce à dire d’ailleurs que, par un excès opposé, il faille faire de Montaigne un ancêtre authentique de nos Encyclopédistes ? Rien, je crois, ne serait plus contraire à la vérité de l’histoire et de la psychologie de Montaigne. Le fanatisme de l’irréligion agressive et indiscrète lui eût été, nous pouvons l’affirmer, plus odieux que l’autre. Montaigne n’est pas foncièrement religieux ; mais il est encore moins irréligieux ; il n’est qu’areligieux. Et même, — car peu d’intelligences ont été plus accueillantes et plus hospitalières, — bien loin d’écarter de sa pensée le problème religieux, il s’y est constamment appliqué ; il l’a étudié sous presque tous ses aspects ; et il n’est pas impossible de discerner, dans la suite de ses Essais, comme une lente évolution religieuse fort intéressante et d’une réelle portée générale. Seulement, qu’il soit bien entendu que cette évolution n’a pas été une évolution d’âme ; le fond le plus intime de Montaigne n’y a pas été engagé, et n’en a pas, ou n’en a guère été affecté. Elle s’est passée tout entière dans l’ordre de l’intelligence ; elle s’est