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— C’est le sang des victimes !

Ces quelques mots, où tremblait un accent de douleur et de rage contenues, tombèrent sur mes émerveillemens, comme une douche d’eau froide. J’en oubliai les enchantemens de Stamboul et du Bosphore… Le sang des victimes ! Ah ! oui, cette pourpre-là me touchait infiniment plus que celle des couchers de soleil ! Il y avait donc, ici, autre chose à considérer que la vieille couleur locale chère à nos romantiques ! Avidement, je questionnai le jeune homme. Nous causâmes en amis. Il me disait :

— Vous comprenez, n’est-ce pas, que je ne puisse pas m’associer à vos admirations. La ville que nous avons là sous les yeux ne nous parle point le même langage. Moi, je songe à tous les malheureux qu’ils ont assassinés ou empoisonnés, à ceux qui souffrent dans les bagnes de Saint-Jean-d’Acre ou qui se meurent dans les postes malsains de l’Yémen et du Hedjaz. Je songe aux femmes et aux mères que se lamentent, aux disparus dont elles attendent le retour el qui ne reviendront jamais !…

Et, après un silence, il reprit, secoué d’une colère soudaine :

— Monsieur, il faut que vous racontiez tout cela, quand vous rentrerez en France ! Il faut qu’on sache, en Europe, ce qui se passe ici ! Dites-le, oh ! dites-le ! Je vous en supplie !…

Des larmes débordaient de ses paupières. Il se détourna pour qu’on ne le vît pas pleurer. La cohue des passagers nous bousculait contre le bastingage. Nous accostions au pont de Galata.

Or, ces adjurations, ce n’est pas une fois, ce n’est pas seulement à Constantinople que je les ai entendues. C’est continuellement et partout. A la veille de mon retour, sur la route de Bethléem à Hébron, un drogman de Jaffa me les répétait presque dans les mêmes termes : « Nous sommes à bout ! Dites-le ! Il faut qu’on sache !… » Pour moi, certes, je savais maintenant que la prétendue pacification dont on m’avait rebattu les oreilles n’était qu’un leurre. Le grand silence de l’Empire cachait une effervescence plus redoutable que jamais. A partir de ce jour, je crus à l’existence des Jeunes-Turcs, même en Turquie.

Vraiment, il n’était pas bien malaisé de s’en convaincre. Le lendemain de notre promenade à Haïdar-Pacha, mon guide me présenta quelques-uns de ses anciens condisciples du lycée