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rajah à la vassalité. C’est une tâche colossale d’administrer le pays, de le mettre en valeur, de le façonner, autant du moins qu’il est indispensable, aux exigences modernes et d’y adapter sa vie tant de fois séculaire. Les bâtisseurs de ponts, les gardes forestiers, les chefs de districts n’y servent pas moins que les régimens et la police. M. Rudyard Kipling les a vus et nous les fait voir à l’œuvre les uns et les autres. Ils ont tous un trait commun : le dédain des idées et des systèmes. Toutes leurs vues sont positives, et le plus qu’ils puissent faire pour l’idéologie politique ou administrative, c’est de l’ignorer. Quand, de façon ou d’autre, elle s’impose à eux, ils ont vite fait de la confondre. L’expérience, la pratique et l’énergie, voilà tout ce qu’il faut à Strickland, l’admirable policier, le Sherlock Holmes de l’Inde, combien plus réel et plus expressivement vrai ! tout ce qu’il faut à l’ingénieur Findlayson ou au jeune lieutenant John Chinn. Si, comme ce dernier, ils n’ont pas encore par eux-mêmes toute l’expérience nécessaire, ils profitent de celle des autres, s’appuyant sur toutes les forces de la tradition avec cet admirable sens pratique qui ne leur laisse rien perdre de la sagesse acquise et leur fait mettre leurs pas dans les pas des devanciers, aussi volontiers que les idéologues orgueilleux marchent les regards en l’air, au risque de se laisser choir dans les puits.

La chance d’ailleurs semble les favoriser. Findlayson, des Travaux publics, a donné trois ans de sa vie et l’effort d’où dépend peut-être toute sa carrière à la construction d’un pont sur le Gange. Le travail était presque achevé quand une crue du fleuve menace d’emporter la construction. Nous assistons à la suprême lutte de l’ingénieur contre cette fureur des élémens qui ressemble à une révolte. Après qu’il a pris toutes les mesures, quand il ne peut plus rien, il reste là comme pour défendre encore son œuvre par sa présence, il reste debout dans l’orage, épuisé, sans nourriture. L’entrepreneur indigène, qui est demeuré à ses côtés, le décide à absorber quelques pilules pour soutenir ses forces et se prémunir contre la fièvre. C’est de l’opium ; et Findlayson, à travers la griserie, glissé de la réalité à l’illusion. Les plans sillonnent son esprit comme des éclairs… Sa barque est emportée, ballottée ; il ne perçoit la réalité qu’à travers les déformations de son cerveau halluciné… Enfin il est jeté sur la berge, s’endort et voit toutes les bêtes de l’Inde qui reprennent possession de leur sol. Quand il s’éveille, la crue