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variées dont on était d’abord tenté de les croire incapables. D’ailleurs, leur adresse dans ces soins de la vie matérielle varie beaucoup d’individu à individu, et toujours elle est très limitée. Au point de vue physique, jamais l’aveugle le mieux doué ne peut égaler le clairvoyant ; il peut n’être pas complètement dans la dépendance du clairvoyant, voilà tout. On lui accorde cela volontiers ; mais, au point de vue intellectuel et moral, il a des prétentions plus hautes ; il se déclare l’égal des autres hommes. On est beaucoup moins enclin à le croire sur ce point, et cela pour divers motifs : d’abord, parce que la capacité intellectuelle est plus difficile à apprécier et ne se juge pas à la simple inspection comme la capacité physique ; ensuite, parce qu’à notre époque, la culture de l’intelligence suppose des connaissances très étendues qu’il semble impossible d’acquérir dans les ténèbres.

Et pourtant, qu’on veuille bien y réfléchir, la vue n’est pas nécessaire au bon fonctionnement de la pensée. Si le mal qui l’a détruite a été confiné à l’œil et à ses dépendances immédiates, s’il n’a pas atteint le cerveau, l’intégrité de l’intelligence est sauve. Il y a dans le monde fort peu de notions que l’aveugle (j’entends l’aveugle-né) ne puisse acquérir, parce qu’il y en a fort peu qui nous viennent uniquement par les yeux. Analysez les élémens d’une sensation visuelle : vous verrez que presque tous se retrouvent dans la sensation tactile. Vous regardez une règle auprès de vous sur votre table : la couleur vous frappe d’abord. Voilà une sensation que l’aveugle-né n’aura pas, il aura beau palper la règle sur toutes ses faces, jamais ses doigts ne lui diront qu’elle est noire. Mais tout le reste : longueur, largeur, hauteur, forme des extrémités, rigidité des angles et des arêtes, poli des faces, place occupée sur votre table, distance qui la sépare de vous, toutes ces autres notions lui seront données par sa main qui explore. Toutes en effet se ramènent à des notions élémentaires d’espace, d’étendue, de solidité que le toucher fournit aussi bien et même plus exactement que la vue. Il y a sans doute des objets trop éloignés de nous et de dimensions trop considérables pour qu’ils puissent être palpés ; mais toutes les notions que la vue donne aux hommes sur ces objets se ramènent à celles que nous venons d’indiquer ; toutes donc, la notion de couleur exceptée, sont concevables pour un individu qui est doué du toucher. Il suffira de multiplier et de composer les