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Elles étaient tellement intenses et subtiles que les exercer dut être une joie et que les étouffer eût été une souffrance, presque une mutilation. Ai-je tort d’imaginer que, durant ces quatre années, Arthur Balfour traversa cette crise mentale à laquelle nul de nous n’échappe et dont le dénouement, dans un sens ou dans l’autre, décide de toute notre vie intellectuelle ? Je suis réduit à mes propres conjectures, car M. Balfour n’a fait, sur ce sujet si grave, aucune confidence au public, et il ne faut, à cet égard, rien attendre des biographes anglais. Ils couvrent ces matières d’un pieux silence et se contentent de nous faire savoir à quelle date leur héros a obtenu le diplôme de bachelier et acheté celui de maître ès arts. Mais il dut, assurément, se passer quelque chose d’étrange dans l’âme de ce jeune homme imbu de principes absolus en religion, en politique, en morale sociale et individuelle, probablement en littérature et en art, puisque toutes ces choses forment un bloc, lorsqu’il s’aperçut qu’il était, en réalité, un sceptique impitoyable et irréductible dont l’esprit entrait en jeu d’une manière, en quelque sorte, automatique pour analyser, c’est-à-dire pour mettre en pièces toutes les idées qui s’offraient à lui. Il semble que cette situation ne pouvait avoir qu’une seule issue : l’émancipation totale de l’intelligence et la rupture, d’une façon plus ou moins amiable, avec le milieu éducateur et les traditions ancestrales. Mais je ne crois pas qu’Arthur Balfour se soit arrêté un seul instant à cette solution. Ce qui compliquait la crise, c’est qu’il n’était pas seulement un étudiant amoureux de vérité et rompu à la logique par quatre années d’études mathématiques ; il était un gentleman, un des maîtres du sol, il devait à ceux qui vivaient sur sa terre l’exemple de la foi en l’avenir de la race, en la destinée de la société anglaise et surtout dans les croyances religieuses qui, depuis les jours les plus lointains, ont inspiré l’une et soutenu l’autre. S’il avait conscience de son indépendance intellectuelle, il n’avait pas moins conscience de sa responsabilité sociale. Il en est plus d’un que ce dilemme eût conduit droit à l’hypocrisie. Si M. Balfour s’était résigné à n’être qu’un intelligent hypocrite, comme beaucoup de ses contemporains, je pourrais clore ici cette étude à peine commencée, car la psychologie d’un hypocrite est une tristesse, si elle n’est une duperie. Mais il était résolu à demeurer, jusqu’au bout, sincère envers les autres, sincère envers lui-même. Sur un des aspects de cette situation, nous sommes