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les bras en face des récoltes mûres, le maréchal ferrant refuser de ferrer les chevaux de Boycott, le boulanger de lui fournir du pain, le facteur de lui remettre ses lettres ; autour du réprouvé le vide se lit, complet, menaçant ; les haines accumulées contre le landlordisme se concentrèrent sur lui ; le gouvernement envoya 2 000 hommes pour le protéger et 50 ouvriers orangistes vinrent arracher ses pommes de terre. Mais la vie devenait impossible à la victime des justes vengeances irlandaises ; Boycott dut s’enfuir, s’exiler en Amérique, aller chercher l’oubli pour sa personne, tandis que son nom retentissait dans le monde entier. Michael Davitt a raconté dans son livre Fall of Feudalism in Ireland comment le nom du régisseur de lord Erne devint un mot de la langue usuelle :


Le mot fut inventé par le Père John O’Malley. Nous dînions ensemble au presbytère de « The Malce » et je ne mangeais guère. Il le remarqua et m’en demanda la raison :

— Un mot me tourmente, dis-je.

— Lequel ? demanda le Père.

— Eh bien, dis-je, quand le peuple met à l’index un « grabber » (embaucheur), nous appelons cela « sociale excommunication, » mais nous devrions avoir un mot différent pour exprimer l’ostracisme appliqué à un landlord ou à un agent comme Boycott. Ostracisme ne peut faire l’affaire. Le paysan ne comprendrait pas le sens du mot et je ne puis en trouver un autre.

— Non, répliqua le Père John, ostracisme ne peut convenir.

Il fixa les yeux sur le sol, puis, après un silence, se frappa le front et dit :

— Comment cela irait-il, si nous l’appelions « boycotting ? »

J’étais ravi :

— Dites à vos paroissiens, repris-je, d’appeler cela « boycotting. » Quand les reporters viendront de Londres ou de Dublin, ils entendront ce mot. Je vais à Dublin et je demanderai aux jeunes orateurs de la ligue de l’employer. Je l’emploierai dans ma correspondance avec la presse américaine et nous le rendrons aussi fameux que le mot « lyncher » aux États-Unis.


Depuis lors, la pratique du « boycottage » s’est généralisée ; elle est devenue, entre les mains des paysans irlandais, une arme terrible[1]. Au landlord, à l’éleveur de bestiaux, à l’intendant boycotté ; à tout individu soupçonné de trahir la cause nationale et mis à l’index, toutes relations humaines sont interdites ; il est réduit à s’exiler ou à vivre sous la protection continuelle de la police armée ; il lui arrive même de recevoir de

  1. Cf. l’ouvrage de M. L. Paul-Dubois : l’Irlande contemporaine et la question irlandaise, notamment page 127. Perrin, 1907.