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monumens de Sassari et de Cagliari, détails insignifians quant au pittoresque général de l’ensemble. Car, partout ailleurs, l’île de Sardaigne a jalousement conservé son ancien cachet. Aux populations nombreuses de l’époque des nuraghes disséminées sur toute la surface du territoire, au régime bien ordonné de la domination romaine, succède l’ère des divisions, des guerres, et des querelles intestines du moyen âge ; l’existence se fait de plus en plus précaire, les morts violentes enlèvent beaucoup de vies, les fermes, les habitations isolées disparaissent, et les hommes, pour se défendre, se groupent dans des bourgs, très éloignés les uns des autres ; le bourg devient pour ainsi dire un îlot séparé de son voisin par une zone dangereuse à traverser et il emprunte à son isolement sa caractéristique spéciale, chaque village est une nation en miniature. La culture limitée au strict nécessaire, confinée aux abords des agglomérations, laisse au sol la liberté de reprendre sa sauvagerie d’autrefois ; — aucun pays rendu à lui-même n’est laid ou ne manque de charme, car comme le dit Keats : « La poésie de la terre ne meurt jamais. »

Aujourd’hui, rien de tout cela n’a changé, les champs couvrant la terre d’un damier uniforme ne fatiguent pas la vue, les grands horizons déserts, peut-être tristes, monotones, mais bien attachans, ne sont marqués que par de rares villages blancs. Quant aux hommes eux aussi, ils ont les mêmes qualités qu’avaient leurs pères, ils sont rudes, braves, dévoués, vigilans.

A la fin d’un de mes séjours dans l’île, pressé par le temps, je fus forcé, pour gagner le chemin de fer, de voyager pendant toute une nuit sur les routes solitaires des montagnes, dans un antique carrozza, tiré par deux chevaux étiques ; — un de mes chasseurs vint avec moi jusqu’à la station et en montant, après avoir placé sur la banquette du devant son bissac et son fusil chargé et avoir jeté un vague regard dans la nuit sombre, il me dit en souriant, d’un sourire énigmatique : « Essere sotto la difesa d’un futile, non impedisce la prolezione di Dio. Etre sous la garde d’un fusil n’empêche pas la protection de Dieu. » Nos ancêtres devaient se faire des réflexions analogues les uns aux autres quand ils se mettaient en route, et, ce soir-là, en achevant mon voyage dans cette île délaissée, il m’a semblé que j’étais né quelque trois cents ans plus tôt.


Cte JEAN DE KERGORLAY.