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simples arrangemens, composés presque toujours au XIIe ou au XIIIe siècle. Un destin jaloux a voulu que les trésors poétiques des origines fussent éternellement mystérieux. Les chansons qui nous sont parvenues sont des remaniemens tardifs, des survivances. Lorsque parut la plus ancienne, la plus illustre de nos légendes, la Chanson de Roland, il y avait cent ans déjà que la véritable épopée avait péri.

Telle est la théorie qui a cours depuis un demi-siècle et qui, malgré les difficultés qu’elle pouvait soulever ; était acceptée par tous, faute d’une autre qui fût plus satisfaisante. M. Joseph Bédier la proposait lui-même dans un article ancien de la Revue des Deux Mondes[1]qu’il juge désormais, avec une modestie malicieuse, un peu lyrique et déclamatoire. C’est qu’aujourd’hui il a révisé personnellement les idées qu’il avait reçues jadis toutes formées ; il a, durant six années, poursuivi sévèrement cette étude ; et il est désabusé. Il ne croit plus qu’il y ait eu dès le VIIIe siècle des chants épiques spontanés ; il ne croit plus que les poèmes aient raconté sur l’heure des événemens authentiques ; il ne croit plus que les manuscrits du XIIe siècle aient été rédigés, alors que l’épopée était morte, pour des auditoires d’élite et des Mécènes désœuvrés. Des faits nouveaux qu’il a recueillis sans les chercher et vérifiés impartialement, il voit surgir une explication toute différente. Pour lui, les chansons de geste ont été composées après les événemens qu’elles sont censées raconter ; elles n’ont presque rien d’historique ; elles ont été créées au plus tôt au XIe siècle par des poètes et par des moines pour célébrer les héros de sanctuaires illustres, pour divertir le public des marchés et des foires, pour édifier et convaincre ces foules bigarrées de pèlerins qui, durant le moyen âge, cheminaient sur les grandes routes venant du Nord et allaient de stations pieuses en stations pieuses jusqu’aux villes sacrées de Rome et de Compostelle.

C’est là une sorte de révolution historique qui ne sera pas acceptée sans de retentissantes discussions. Déjà les revues spéciales examinent les faits allégués par M. J. Bédier et on peut prévoir de grandes batailles d’érudits. Pour se permettre d’y participer, il faudrait être un érudit soi-même, posséder une compétence de romaniste, entrer aussi dans des détails dont le public par humilité et par goût préfère ne pas trop se mêler.

  1. Voyez, dans la Revue du 15 février 1894, La Société des anciens textes français.