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Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 51.djvu/779

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n’a pas la moindre idée, et Guillaume d’Orange a des aventures que le comte de Toulouse paraît avoir ignorées. Les deux personnages ne se ressemblent que parce qu’ils ont de plus général et de plus banal. Existe-t-il du moins dans l’histoire d’autres guerriers fameux de qui la légende ait pu s’inspirer ? Les critiques assuraient que oui, et M. J. Bédier n’en doutait pas avant d’avoir regardé lui-même. Dans son ouvrage classique sur les Epopées françaises, Léon Gautier explique comment, pour composer la légende de Guillaume, on a fondu entre elles les histoires de plusieurs personnages du même nom, comment à chacune on a emprunté plusieurs traits, comment on les a juxtaposées et mises finalement toutes sur le compte d’un héros central. Mais où sont tous ces Guillaumes, de Normandie, de Provence et du Nord, qui auraient eu chacun leur histoire d’abord, leur chanson ensuite, et dont les poèmes fusionnés auraient formé le cycle d’Orange ? M. J. Bédier est parti courageusement à leur recherche ; il en a rencontré seize sur la foi des critiques ; il a discuté leurs titres, il leur a demandé ce qu’ils avaient exactement fourni à la légende. Et un à un, les seize Guillaume se sont évanouis, comme autant de fantoches qui ne devaient leur importance qu’à l’ingéniosité systématique des érudits. Il existe un long poème, le Couronnement de Louis, où sont racontés les exploits de Guillaume défendant le faible roi, et payé d’ingratitude. Les savans croyaient y reconnaître le mélange de plusieurs poèmes et de plusieurs Guillaumes, tous profondément historiques à l’origine, et trouver la preuve de l’amalgame par où des événemens vrais s’étaient réunis pour former une fable. Or M. J. Bédier en a fait une analyse complète, et, à mesure qu’il examinait de plus près ces constructions, de loin si imposantes, il les a vues se dissiper en fumée comme des palais de rêve ; il a reconnu dans le Couronnement de Louis un vaste récit, où la vérité historique est nulle, mais où l’unité du personnage principal, la logique de la structure sont certaines et ne diffèrent pas beaucoup de celles de la Henriade ou de Salammbô. Tout le cycle de Guillaume d’Orange est composé comme si des poètes avaient emprunté seulement à la réalité le nom de leur héros, l’idée très générale de ses luttes contre les Sarrasins, et celle de sa retraite pieuse : le reste est imagination.

Alors, comment a pu se constituer la légende épique ? Si l’histoire de Guillaume n’est pas véridique, si elle n’a pas été