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célébrée par des contemporains au lendemain même de sa mort, il reste à expliquer pourquoi et comment deux ou trois siècles après que ce personnage eut disparu sans laisser de son passage sur terre une trace éclatante, des poètes ont eu tout à coup l’idée de le chanter. C’est sur ce problème que M. J. Bédier a dû longuement méditer : il venait de renverser l’échafaudage des hypothèses anciennes ; il lui fallait à son tour non point supposer, ni construire, mais trouver les faits qui lui livreraient le mot de l’énigme. Et c’est ici que se place l’une de ses découvertes les plus originales.

Une singularité l’avait frappé et lui paraissait importante, malgré le peu de cas qu’on en avait fait avant lui : c’est que la légende des poètes jongleurs du Nord était en parfaite harmonie avec celle des moines de la vallée sauvage des Cévennes. Les mêmes faits s’y trouvent rapportés de la même manière ; les descriptions y sont exactes ; des particularités curieuses, comme le passage du saint à Aniane avant la fondation de Gellone, comme la station pieuse à Saint-Julien de Brioude y sont pareillement notés ; bien plus, des exploits inventés se retrouvent dans l’une et dans l’autre, comme cette bataille d’Orange, qui n’a jamais eu lieu, contre le roi sarrasin Thibaut, qui n’a jamais existé. Il n’y a pas là des rencontres accidentelles, mais une concordance régulière ; il n’y a pas là une chance inouïe de Guillaume deux fois sauvé de l’oubli à la même date par des chansons, et par des chroniques monastiques ; il y a une volonté commune. Tout se passe comme si moines et jongleurs s’étaient fréquentés et avaient été d’accord. Mais comment l’auraient-ils pu, alors que tout dans leur existence, les lieux qu’ils habitaient, leur langue même, les séparaient ? M. J. Bédier se le demandait quand il eut un jour l’idée de jeter les yeux sur une carte de France et de repérer tous les lieux géographiques où les chansons conduisent Guillaume depuis Paris jusqu’au Désert, en passant par Brioude, l’Auvergne, Saint-Gilles, Nîmes. Il s’aperçut avec surprise que la ligne reliant tous ces points suivait exactement l’ancienne Via Tolosana, l’une des plus fréquentées du moyen âge, l’une de celles qui du Nord conduisaient les pèlerins en Espagne jusqu’au sanctuaire de Saint-Jacques de Compostelle.

Les voiles dès lors se déchiraient. Un Guide des pèlerins qui date du XIIe siècle nous apprend que les voyageurs allant en Galice pour prier sur le tombeau de l’apôtre Jacques étaient