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ment translucide, et vivant de la seule vie des idées qu’il exprime, le style de M. Faguet ne vise ni à évoquer, ni à peindre, mais uniquement à faire comprendre, et c’est à quoi il réussit à merveille : c’est essentiellement le style d’un « esprit penseur » appliqué à la critique. La critique sous toutes ses formes, tel est, en effet, le domaine propre de M. Faguet. Un peu sévère quelquefois, nous l’avons dit, pour les purs artistes, pour les écrivains de pure imagination ou de sensibilité dominatrice, il est aujourd’hui sans rival dans la critique des écrivains à idées. Il y a des critiques dont les études, d’ailleurs ingénieuses et agréables, sont dépassées par les livres mêmes dont ils parlent ; tel n’est jamais le cas de M. Faguet : il remplit toujours toute la tâche du vrai critique : il rend un compte exact, fidèle des ouvrages qu’il étudie ; il les juge ; — et il les dépasse. C’est dire que, plus philosophe que beaucoup de ceux qui portent ce titre et « tiennent boutique » de philosophie, ce critique pense. Seulement, il pense presque toujours à propos des travaux d’autrui ; il semble qu’il ait besoin d’un stimulant extérieur, et que la pensée des écrivains qu’il étudie lui serve surtout à mettre en branle la sienne propre. Je serais bien étonné qu’il n’eût pas songé à lui-même quand il disait : « Certains écrivains aiment les livres des autres sur les sujets qu’ils traitent eux-mêmes, parce qu’ils discutent avec ces livres, et que la discussion leur donne des idées. » Mais qu’importe la manière ? L’essentiel est de penser par soi-même, et c’est là un mérite que nul ne refusera à l’auteur des Politiques et Moralistes du XIXe siècle. Quand on l’a beaucoup lu et longuement pratiqué, on reste émerveillé du grand nombre de questions qu’il a successivement abordées et sur lesquelles il a promené son ferme, tranquille et clair regard. Certaines visions du monde sont peut-être plus hautes, plus subtiles, ou plus profondes ; la sienne, plus limitée peut-être, a du moins une vigueur de relief incomparable. « Je vois en lui, — a dit justement M. Jules Lemaître dans une « figurine » qui pourrait dispenser de lire ces pages, — je vois en lui une des pensées par qui les choses sont le plus profondément comprises et le moins déformées ; une pensée calme, incroyablement lucide, d’une pénétration sereine ; bref, un des cerveaux supérieurs de ce temps. Et tant pis pour ceux qui ne s’en doutent pas ! »


Victor Giraud.