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nécessaire. L’administration navale qui l’exposait à ces causes de trouble n’en a pas su corriger les effets. L’état d’esprit des marins, cette richesse principale d’une flotte, n’est pas l’objet des soins assidus qu’il réclame. Causez avec nos officiers, avec nos matelots, vous ne sentirez plus la fierté professionnelle : fierté de leurs armes, de leur aptitude, de leur cohésion. Ils l’ont eue ; les événemens la leur ont fait perdre. C’est un ressort de la force qui est brisé.

Avec la fierté s’en va la confiance. Héroïques, tels qu’on les a vus dans les douloureuses catastrophes du temps de paix, nos marins iraient au feu doutant de la victoire. Dans ces conditions, on peut mériter l’admiration du monde : on ne saisit pas d’une main ferme les chances de succès. Quand tout dépend de quelques minutes d’un tir précis à huit mille mètres, quel encouragement, dans l’horreur de la mitraille, que de savoir inefficaces les projectiles qu’on envoie au but ! Non moins indispensable, la confiance dans les qualités mêmes des chefs, il faut bien le reconnaître, baisse elle aussi. On a tant publié, crié de la tribune, laissé répéter autour des amiraux qu’ils étaient incapables !... L’esprit des simples se défend mal contre les imputations imprimées, contre les calomnies officielles. Et les amiraux ne sont pas seuls atteints, mais avec eux tous les officiers. Le respect s’en va ; malheureusement, il entraîne, avec un peu de la discipline, beaucoup de cette cohésion morale, de cette intimité confiante, de cette affection réciproque, ciment d’une armée navale. Un bateau forme comme un être ; et son âme, composée d’un millier d’âmes, doit être une pour qu’il vive. Il faut qu’une escadre s’anime tout entière de la pensée de son chef ; et les pensées ne se fondent qu’au feu d’un sentiment commun. Pour qu’à l’heure critique dans dix mille poitrines batte un seul cœur, il faut des courans sympathiques, à la fois instantanés et puissans, que les petites défiances interrompent ou retardent.

A sentir désagrégée la vaste unité morale où chacun a sa place et son harmonie, les hommes souffrent inconsciemment. Le dégoût leur vient de leur œuvre. Ajoutez les injustices du pouvoir, les injures, les reproches, les préjugés du public, les frottemens internes d’un service où moins de bons vouloirs ont la charge de plus de difficultés pratiques ; prêtez l’oreille au concert des réclamations qui s’entraînent l’une l’autre en se combattant et dont le seul bruit exciterait déjà les esprits ;