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jusqu’au jour où les accidens commencèrent à se multiplier. Liste funèbre et ruineuse d’explosions, d’incendies, de naufrages : ici les chaudières du Jules-Ferry, du Chamois, des torpilleurs, de la Jeanne-d’Arc, du Descartes ; là, l’artillerie du Victor-Hugo, de la Couronne en 1906, en 1907, en 1908, du Latouche-Tréville un mois plus tard ; la perte du Sully, du Chanzy, du Jean-Bart, de la Nive, du Lutin, du Farfadet ; le Gymnote, le Fresnel coulés, le feu à l’arsenal de Toulon, à l’Algésiras, au Latouche-Tréville, au Brennus, au Charles-Martel ; enfin l’Iéna ; vision terrifiante ! Quelle série en quelques mois ! L’opinion s’épouvanta, non sans motif.

Peut-être exagère-t-elle un peu. C’est fort naturel. Le mystère des raisons techniques, la gravité des conséquences, sont pour inquiéter. Au vrai, l’accident, en marine, reste inévitable : il subsiste aux naufrages des causes fortuites. Il en est aussi de systématiques, mais d’obligées : il faut bien suivre le progrès de l’industrie à la fois la plus périlleuse, la plus complexe et la plus changeante ; le suivre avec une minutie passionnée, sans un retard, qui pourrait compromettre tout l’édifice de notre sécurité Il faudrait plutôt le précéder, tout au moins le conduire. Et ce n’est pas sans risques. Les marines étrangères en font foi, par des accidens semblables aux nôtres. On se souvient du Maine américain, du Mikasa, du Matsushima japonais, sautant comme notre pauvre Iéna.

Néanmoins, chez nous, la proportion devient trop forte. Elle trahit un défaut qui nous est propre. Nous ne suivons plus que saignans et trébuchans ce progrès toujours accéléré, si longtemps guidé par nous. Nos facultés inventives n’ont pas diminué, mais elles ne mûrissent plus leur fruit militaire. C’est que l’organisation fléchit. Nous payons la lenteur, l’incohérence, la versatilité des programmes, l’insuffisante adaptation des efforts ; et nos types de cuirassés, notre artillerie ne servent plus de modèles. Pour le matériel du combat décisif, nous ne faisons plus qu’imiter.

L’état moral. — Une pareille situation matérielle ne va pas sans quelque affaiblissement moral du personnel navigant. Quelles que soient les vertus elles capacités du nôtre, il constate l’inefficacité des instrumens mis entre ses mains, il subit les accidens, il reçoit le contre-coup de l’émotion publique, les reproches l’atteignent : il en est ébranlé dans son assurance