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reste formidable. La seule signature du ministre absorbe chaque jour plusieurs heures. Et cela n’a rien d’étonnant. Dernier arbitre des plans et des programmes, c’est lui qui donne aussi l’ordre de passer chaque marché, détermine souvent lui-même la liste des fournisseurs, résout en dernier ressort les difficultés survenues à leur égard, ordonne les paiemens, fixe les pénalités, décide de toutes les nominations, — y compris celles des contremaîtres, dessinateurs, gardiens de bureaux, — de l’embauchage des apprentis, de l’avancement et des décorations dans tous les corps et à tous les degrés ; dirige les mouvemens de la flotte sur la surface des océans, fût-ce pour le moindre torpilleur, dont la présence ou l’absence intéresse toujours quelque localité.

Cette centralisation est fille de l’absolutisme, naturel au successeur de Colbert, mais aggravé par la politique de clan, de coterie, d’égoïsmes, de corruption. Rien ne résiste à l’autoritarisme ministériel. Après avoir pesé de tout son poids sur les grands conseils techniques, il se passe au besoin de leur avis ou tranche à l’opposé. Nous en avons cité des exemples concernant les prédécesseurs de M. Pelletan. Celui-ci en fournirait bien d’autres. Trouvant dans les ingénieurs responsables et compétens un obstacle à ses projets sur les chaudières, on se souvient qu’il improvisa pour la circonstance un comité de mécaniciens qui devait lui donner raison. Il en sortit une règle dont notre marine porte encore malheureusement le poids. On a vu rendre réglementaire un affût que marins et ingénieurs s’accordaient à condamner.

Les cas semblables sont légion. Ils montrent l’autocrate en action sur le terrain des principes ; les questions de personnes le révéleraient de même. Telle demeure notre conception nationale du gouvernement, celle qui sort de l’instinct populaire, et dont l’empreinte est encore neuve dans les fils du peuple poussés aux grandes charges. Le roi-soleil ne se tenait pas seulement pour le chef de l’Etat ; il était l’État lui-même. Ainsi de nos gouvernans. Chaque ministre en son ministère ne connaît, ne comprend aucune indépendance, aucun volume moral sous lui, donc point de vraie responsabilité. La responsabilité ne va pas sans la liberté, dont elle est l’envers. Du haut en bas comme il n’y a qu’une seule volonté, il ne se trouve en quelque sorte qu’une seule, immense, informe responsabilité, sans précision et sans effet. Elle apparaît comme confuse, dans ce grand corps à une