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interpeller et renverser les ministres, non sur leur action propre, sur les directions générales qu’ils donnent au département, mais sur des incidens particuliers imputables d’ordinaire à des gens qu’ils n’ont jamais vus. Le déplacement des responsabilités, caractéristique du despotisme, est l’essence de notre justice administrative.

L’anarchie de principe. — Au centre du désordre se rencontre une erreur de principe qui ouvre la porte à toutes les autres : le but militaire n’est jamais mis au premier plan. Préoccupations sociales, philosophiques, esthétiques, financières, etc. ; défiance des hommes et souci d’une belle comptabilité, complète en sa symétrie : tout, y compris l’ingérence parlementaire, intervient dans les décisions ; et le besoin d’accélérer les solutions d’ordre naval et de libérer les intelligences en vue de leur rôle vraiment utile n’apparaît point aussitôt pour faire pâlir tous les sophismes. Il en résulte que le corps navigant et combattant, qui a seul autorité pour parler au nom des nécessités militaires, a manqué de l’influence directrice qui lui revenait. Nous avons vu sa propre préparation au combat troublée par la politique et l’absolutisme. La distribution et les mouvemens de la flotte, la discipline du bord peu à peu lui échappent. Et il subit encore dans la constitution des instrumens matériels, bateaux, canons, etc., qu’il doit mettre en œuvre, la loi des fantaisies extra-techniques, en même temps que celle des partis pris techniques. Les unes, nées dans la presse ou le parlement, s’imposent par l’arbitraire ministériel. Les autres s’introduisent par le jeu des organes administratifs, dont l’incohérence est surtout au préjudice des marins. Ceux-ci y perdent les moyens de se faire entendre. Ecartés du centre où les décisions s’élaborent, c’est de loin que les commandans adressent à Paris leurs observations. On a fait trop souvent preuve d’une négligence singulière à l’égard de ces documens. Soumis au délai d’examens techniques formalistes, — et, semble-t-il, quelque peu dédaigneux, — ignorés du ministre, qui a bien d’autres affaires, ils restaient lettre morte. On les enfouissait sans les lire dans les cartons qu’on ne rouvre jamais. C’est ainsi que les réformes les plus judicieuses, réclamées d’année en année par les chefs de forces navales, se révèlent comme de grandes nouveautés lorsqu’on en fait bruit au dehors. C’est ainsi que, longtemps avant la catastrophe de l’Iéna, tous ses commandans,