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et sur le cœur. Quant à lui, il avoue modestement qu’il n’entend rien à la cuisine du métier. Par timidité et par délicatesse, il n’ose pas demander de provision à ses cliens. Aussi lui arrive-t-il les aventures les plus fâcheuses, comme celle qu’il raconte à son ami avec un mélange de bonne humeur et d’amertume. Un jour, en 1861, il va plaider à Valenciennes une affaire très importante. Il sait que son client, un des grands négocians de la ville, gagne chaque année des sommes considérables. Il fait ses calculs en conséquence et il estime qu’on ne pourra pas lui offrir moins de 2 000 francs. Là-dessus, comme Perrette avec son pot au lait, il fait quelques rêves de dépenses, par exemple l’achat d’une Vénus de Milo en plâtre et d’une demi-douzaine de chemises. Tout paraît réussir à souhait. Il gagne sa cause avec éclat, le Tribunal le fait entrer dans la salle du Conseil pour le féliciter, le bâtonnier lui apporte les complimens du barreau, le client se jette sur ses mains en pleurant. Mais personne ne dit mot des honoraires. Enfin, lorsqu’il pose timidement la question, on lui parle de 300 francs. « Trois cents francs ! juste ciel ! pour avoir fait 140 lieues, être resté trois jours absent de chez moi, avoir dérangé toutes mes affaires et versé des flots d’éloquence à la frontière ! » C’est la seconde fois en trois mois qu’il est ainsi déçu dans ses espérances.


III

Le labeur persévérant de l’homme, la dignité de sa vie, son mérite reconnu appelaient sur lui l’attention de tous ses confrères. Sans qu’il eût fait aucune démarche ni même espéré quoi que ce fût, il fut élu le 1er août 1862 du Conseil de l’Ordre des avocats où il siégea jusqu’à sa mort. Il en a été flatté, il s’en est réjoui pour son frère et pour sa mère ; peut-être aussi a-t-il pensé qu’étant plus en vue, il serait chargé d’affaires plus importantes et plus lucratives. En même temps, sa modestie et sa timidité naturelle s’en effraient. Il se demande si le demi-jour ne conviendrait pas mieux à son talent, si, dans un cadre plus éclairé ses défauts ne paraîtront pas davantage. Par convenance, pour le décor, il s’est cru obligé de prendre un secrétaire et, chaque fois qu’il plaide désormais, il croit surprendre sur la figure du jeune homme un sourire ironique. Lui qui saisit avec tant de finesse les imperfections des autres, il ne se juge pas plus qu’eux à