Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 52.djvu/22

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’abri de la critique, il leur indiquerait même au besoin quelles sont ses parties faibles. Sa plus grande faiblesse, celle sur laquelle il revient fréquemment, est de ne pas savoir improviser dans un métier où l’improvisation tient tant de place. Pour bien traiter un sujet, il lui faut le temps de la réflexion. Il ne découvre et il n’ordonne les argumens qu’avec lenteur. Lorsque malgré lui la nécessité l’oblige à parler sans préparation, il s’impatiente, il s’irrite, il perd la tête, il n’a plus qu’une idée : en finir le plus tôt possible, et se délivrer soi-même d’une corvée en soulageant les auditeurs par la rapidité de la conclusion. Sa réputation d’avocat lettré, sa situation de membre du Conseil de l’Ordre, tout ce qui attire l’attention sur sa personne augmente son anxiété. Ses plaidoiries lui coûtent beaucoup d’efforts, mais il ne les estime pas au prix qu’elles lui coûtent. Dans l’excès maladif de ses scrupules, il se figure quelquefois qu’il vole l’argent de ses cliens et il serait tenté de le leur rendre. Préoccupation originale à coup sûr, qui en aucun temps n’a dû avoir beaucoup de partisans et qui, par l’absolue bonne foi qu’elle implique, révèle une valeur morale de premier ordre.

Tant de qualités réunies, une si parfaite sincérité envers soi-même, une loyauté si incontestée, une horreur si marquée de ce qui ressemble à l’intrigue et au manège devaient recevoir une récompense éclatante. Edmond Rousse la reçut lorsque, au mois de juillet 1870, il fut élu bâtonnier. La date seule indique dans quelles circonstances tragiques il devenait le représentant de l’Ordre des avocats. Il raconte lui-même ses impressions d’alors dans une série de lettres adressées comme d’habitude à l’ami des Ardennes, mais non envoyées à cause de l’investissement de Paris. Pour laisser à ces notes leur caractère d’écrit de circonstance, il les a publiées sans une retouche en 1882. Il a voulu nous faire connaître ou nous rappeler quel était l’état d’âme d’un Parisien tel que lui après la déclaration de guerre et pendant le siège. Avant tout, une invincible tristesse, la surprise et l’effroi de nos désastres accumulés, l’humiliation ressentie pour tant de défaites, la peur que la leçon ne fût pas comprise par tout le monde, qu’il restât encore chez nous trop de braillards et trop de bravaches. Puis, peu à peu, quelque chose de plus rassurant, l’aspect de Paris sérieux et calme, décidé à se défendre, offrant au gouvernement de la Défense nationale beaucoup de bonne volonté et de dévouement. Il y a eu des journées particulièrement