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une amende, puis à subir un châtiment public plus humiliant que douloureux, sur la crête qui sépare les deux provinces. A tous ces détails se mêle le petit roman du délégué envoyé par le parlement d’Aix qui, fait prisonnier par le baron dauphinois, charma sa captivité en faisant la cour à la châtelaine. Notre ébauche sur l’économie rurale de ce coin de la vieille France n’exclut nullement ce qui regarde la vie intime de la noblesse locale, parce que ces familles de gentilshommes vivaient sur leurs terres ou près de leurs terres et choisissaient pour leur service des paysans ou paysannes d’alentour. Nous relèverons même dans un livre de compte ou de « raison » du XVIIIe siècle quelques détails relatifs à une brave fille, Madeleine Ricard, servante dans la famille du V... pendant plus de vingt ans. Elle gagnait pour ses débuts dix écus par an ; elle arrive à en recevoir jusqu’à treize ; quelquefois, ses maîtres complètent ses gages par un tablier. Manifestement, ses habits quotidiens et son costume de travail lui étaient payés par ses patrons, et il ne faut pas se la figurer comme une souillon déguenillée, car d’après les traditions locales, dans les intérieurs nobles et bourgeois de l’époque, les servantes groupées en cercle dans le salon de compagnie, autour d’une grande table, travaillaient à la chandelle, tandis que maîtres et maîtresses conversaient. Ces hobereaux, dont beaucoup avaient servi dans l’armée ou passé par la diplomatie, ces dames ou demoiselles n’auraient pas supporté auprès d’elles des chambrières trop négligées ou mal mises.

Donc Madeleine s’achète de temps à autre sur ses petits gages des coupons d’étoffe (toile, mousseline, etc.), des robes, des corsages, des cotillons, des souliers fins[1], des mouchoirs, voire même une croix d’or de 15 livres et un corps de baleine du même prix. Tous les deux ans à peu près, la digne fille va voir ses parens, qui demeurent à trois lieues en aval de Sisteron : coût du voyage 12 sols, juste le prix des troisièmes d’aujourd’hui : elle leur envoie aussi des provisions que ses maîtres lui retiennent sur ses gages ; elle secourt sa sœur malade et n’oublie pas de remettre souvent à M. le curé 6 sols d’honoraires de messe. Un mariage a lieu dans la famille de ses maîtres et c’est probablement à cette occasion qu’elle se paye un chapeau, et comme il ne s’en trouve pas sans doute d’assez beau à Sisteron,

  1. Assez chers, étant donné la rareté de l’argent à cette époque et dans la région. Aucune paire ne coûte moins de 3 livres et les « bronzés » 3 liv. 10 sols.