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d’un âne sur lequel montait le patron. Tels devaient être les convois de la Manche du temps de Cervantes, et souvent les mulets, pour compléter la ressemblance, transportaient dans ces outres de peau, pareilles à celles que pourfendit don Quichotte, les vins du pays destinés aux hameaux de la montagne. Plus civilisé, le chef-lieu de canton communiquait rarement, mais régulièrement, par charrettes, avec la Basse-Provence et Marseille.

Personne ne vivait du métier de pêcheur, mais sans aucune entrave officielle, toute la population livrait une rude guerre aux truites du J..., plutôt pour les manger en famille que pour les vendre. Il en était de même pour le gibier, alors très abondant ; personne, si pauvre qu’il fût, ne manquait de fusil, ni de munitions, et bien rares étaient ceux qui s’embarrassaient d’un permis. Logique avec lui-même, le chasseur heureux préférait profiter personnellement d’une aubaine qui ne lui avait rien coûté ; il ne portait son gibier au marché de Sisteron que pressé par la nécessité. Du reste, qu’en retirait-il alors ? Un beau lièvre ne dépassait pas le prix de 3 francs. Observons que sur le territoire de B... où paissaient une trentaine de petits troupeaux, les loups descendus de la montagne de Lure chargeaient fréquemment les brebis, et nos bêtes féroces auraient encore plus infesté le territoire sans les exploits des braconniers de profession. Donc ceux-ci étaient bien vus des petits propriétaires et même les autorités fermaient les yeux sur leurs contraventions.

Un jour, en plein mois de décembre, les chasseurs du village de la T... de B..., sur des nouvelles singulières venues, disait-on, de Paris, s’armèrent, et se mirent en marche sur la vallée de la Durance et sur Digne. Au bout de quelques kilomètres et avant même de pénétrer dans la banlieue de Sisteron, la réflexion aidant, peut-être aussi refroidis par certains détails communiqués par la sous-préfecture, nos braves gens firent demi-tour et rentrèrent chez eux pour pendre leurs fusils au croc et ne plus s’en servir que contre le gibier. Mieux encore, quelques semaines après, ils acclamaient à l’unanimité, comme du reste tout l’ensemble du département, la candidature officielle d’un parent de celui qui écrit ces pages et ils oubliaient leur belliqueuse démarche, jusqu’au jour où les survivans constataient avec ennui qu’avec un peu plus de décision, ils auraient acquis des droits à la situation enviée de pensionnés du coup d’Etat.