Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 52.djvu/319

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

conseillers, de tous les secrétaires, de tous les consuls. Il leur a montré les mosquées les moins accessibles et les rues les moins fréquentées. Il leur a procuré les meilleurs chevaux, les cochers les plus polis, les caïques les plus légers, les marchands les moins voleurs. Il leur a très honnêtement rendu la monnaie de toutes leurs pièces, avec le minimum de perte… Moïse est doux, prudent, malin, reconnaissant à ceux qui l’obligent. Moïse sera mon cicérone et mon protecteur. Il est tout pénétré du sentiment de son importance et de sa responsabilité.

Il m’attend, — blond, fané, finaud, l’œil bleu plissé, le fez sur la tête, un chapelet aux doigts, — dans ce vestibule encombré de malles et de valises. Le cavass rouge et or, le portier grec aux favoris majestueux, le gérant, les garçons, regardent tristement les voyageurs qui paient leur note, et les fiacres qui attendent les bagages. Seize touristes sont partis ce matin !… Les hôtels se vident. Et pourtant, Chevket Pacha conduit vers Constantinople l’armée de la délivrance… Mais les touristes, qui voyagent pour leur plaisir, ne se soucient pas d’être « délivrés » à coups de fusil. Révolution ou contre-révolution leur inspirent la même méfiance, et Chevket Pacha leur apparaît aussi redoutable dans son genre, qu’Abdul-Hamid.

Les patrons d’hôtel sont du même avis. Une révolution en pleine saison, c’est terrible. Deux révolutions, c’est trop, vraiment trop.

— Eh bien ! Moïse, vous voyez, tout le monde part. Est-ce que je pourrais, moi aussi, partir pour Andrinople ?

— Non, madame… L’armée a pris tous les trains. Vous seriez peut-être obligée de rester en route.

— Alors, Moïse, nous irons voir Stamboul.

— Pas aujourd’hui…

— Il y a danger ?

M. Boppe ne veut pas.

M. Boppe, l’aimable conseiller d’ambassade, providence des compatriotes en détresse, a bien voulu s’inquiéter de ma sécurité. Je ne lui désobéirai pas. D’ailleurs, Moïse, dont il est l’idole, ne me laisserait pas lui désobéir.

— Mais pourquoi ?

— L’armée arrive. Elle est tout près d’ici. On ne le sait pas encore… Alors… il faut attendre… Nous irons à la Tour de Galata seulement, et jusqu’au pont…