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rue, parallèle à celle-ci, et plus importante, où sont les beaux magasins et les ambassades. C’est la Grande-rue de Péra.

Ces deux rues, sur la crête d’une colline, forment l’essentiel de Péra, la ville franque exclusivement habitée par les chrétiens de toute race et de toute confession. À gauche, sur la pente de la colline, Péra devient Galata, la ville marine et marchande qui n’est ni turque, ni franque, mais franchement « méditerranéenne, » comme Gênes, Naples, Smyrne. Je l’ai aperçue, hier soir, cette ville infecte et grouillante, que deux ponts de bois relient à Stamboul.

Rien, autour de moi, rien ne révèle la Turquie… Mais derrière le jardin que je domine, le sol s’abaisse brusquement ; je devine des terrains vagues, des cimes noires de cyprès, et plus loin encore, à travers les fuseaux des arbres funèbres, une sorte de fleuve bleuit sous la brume — un fleuve qui est simplement un bras de mer enfermé obliquement dans les terres. Et, sur la rive opposée, une masse de constructions agglomérées, une mosaïque de pierre, de marbre, de bois, un tas de terrasses, de toitures, de façades, de coupoles qui se superposent, — Stamboul !

Contre le ciel pâle, la ville semble tout en hauteur. Comme un décor de théâtre ; on dirait qu’elle n’a pas d’épaisseur, et qu’un ciseau fantaisiste a découpé sa silhouette qui se brise, ondule, s’élance en minarets aigus, se renfle en dômes prodigieux, depuis les obscurs cyprès d’Eyoub, à droite, jusqu’à la pointe extrême du Vieux Sérail, à gauche, où la silhouette s’achève par des murs crénelés et des tours moyen-âgeuses, entre les eaux de la Corne d’Or et de la Marmara.

Pas de couleurs vives : des blancs, des bruns, des rouges atténués, quelques touffes vertes. La fumée des bateaux stagne, immobile, comme une mousseline emmêlée et déchirée, d’un gris transparent, sur les eaux lourdes, dans l’air humide. Et Stamboul semble flotter, suspendu dans la vapeur, lointain, presque irréel…

Comme je descends pour déjeuner, je trouve Moïse dans le vestibule de l’hôtel.

Moïse qui m’a amenée ici, hier, se dénomme lui-même : « guide de l’ambassade, » et, à force de le dire, il a fini par croire qu’il avait une fonction officielle, un peu au-dessus des cavass, un peu au-dessous des drogmans. Tout ce qui touche à l’ambassade, tout ce qui vient de l’ambassade, lui est sacré. Depuis vingt-deux ans, il a promené dans Stamboul tous les amis de tous les