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lustres de cristal… Il époussette les cercueils impériaux couverts de châles si anciens que les fleurs et les palmes pâlissent, prêtes à tomber en poussière. Il époussette les turbans aux grandes aigrettes, côtelés comme des pastèques, et qui évoquent pour moi les « turqueries » des tapisseries et des peintures d’après le Bajazet de Racine…

Mais le plumeau sous le bras, le nègre bossu oublie maintenant les cercueils souverains, les manuscrits enluminés, les faïences des murailles, objets de sa sollicitude. Il oublie que je suis là, contre le balustre de bois et de nacre, bien dépitée, de ne pas comprendre le turc. Il s’émeut, le nègre ; il lève les mains, roule les yeux ; il a l’air de dire :

— Pas possible !…

Et Moïse lui tient un grand discours politique que l’autre écoute, attentivement, avec des « Ewet !… ewet !… » affirmatifs, et d’approbatifs « Inchallah ! »

Moïse est une autorité… Il doit tout savoir, à cause de ses intimes et hautes relations avec l’ambassade…

… Je me rappelle encore que j’ai eu une belle peur, hier, à la fin de cette promenade, du côté d’Edirné-Kapou, — la porte d’Andrinople, — un quartier pas riche, et pas très bien fréquenté.

Nous allions voir la Kharié-Djami, cette ancienne église byzantine transformée en mosquée, qui a encore des mosaïques visibles, amusantes et ingénues, et qui sent — est-ce un effet de mon imagination ? — l’église chrétienne, la petite église de village, humide, close, imprégnée de très vieux encens… La voiture roulait, pas trop vite, dans une rue encombrée. Et tout à coup, en arrière, éclatent des cris épouvantables.

Qu’est-ce que ces gens-là, ces démons à moitié nus, qui courent en hurlant vers nous ? Un nègre les précède, pas bossu celui-là, leste et musclé, mais plus vilain et beaucoup moins sympathique que le gardien de Suleïman. Sur les épaules des coureurs, une machine bizarre danse, et brille au soleil, indistincte… Est-ce une arche sacrée qu’ils portent, ces sauvages ?

Mon guide n’a pas l’air rassuré. Il me dit :

— Ne faites pas attention !… N’ayez pas peur !…

Et il crie au cocher :

Tchapouk !… tchapouk ![1]

  1. Vite !… vite !…