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Une première question se pose au sujet de tout écrivain : celle des origines de son talent. D’où lui est venue la vocation ? Quelles impressions ont été décisives pour sa formation intellectuelle ? Leconte de Lisle avait longtemps mis une pudeur farouche et un parti pris doctrinal à dérober celles mêmes entre les particularités de sa biographie qui pouvaient intéresser l’histoire littéraire. Il paraît qu’aux dernières années de sa vie il se relâchait un peu de cette intransigeance. Jean Dornis en put obtenir une très intéressante confidence autobiographique. Sollicité de dire comment il est devenu poète, il répondit : « C’est tout d’abord grâce au hasard heureux d’être né dans un pays merveilleusement beau et à naoitié sauvage, riche de végétations étranges, sous un ciel éblouissant, et surtout grâce à cet éternel premier amour, fait de désirs vagues et de timidités délicieuses. Cette sensibilité naissante d’un cœur et d’un corps vierges, attendrie par le sentiment inné de la nature, a suffi pour créer le poète que je suis devenu, si peu qu’il soit. La sohtude d’une jeunesse privée de sympathies intellectuelles, l’immensité et la plainte incessante de la mer, le calme splendide de nos nuits, les rêves d’un cœur gonflé de tendresse forcément silencieuse, ont fait croire longtemps que J’étais indifférent et même étranger aux émotions que tous ont plus ou moins ressenties, quand au contraire j’étouffais du besoin de me répandre en larmes passionnées. » C’était beaucoup dire en peu de mots. Nul doute que cette déclaration ne serve désormais de point de départ à toute biographie psychologique de Leconte de Lisle.

Ce qu’il doit aux spectacles merveilleux de son île natale, le poète en le confessant ne l’a pas exagéré. Encore convient-il de faire ici une remarque. Pour découvrir la poésie de ces spectacles, il eut besoin qu’elle lui fût révélée, — et par un livre ! Ce furent les Orientales. Les descriptions de Victor Hugo, qui n’avait jamais vu l’Orient, ouvrant les yeux d’un jeune créole aux splendeurs de la lumière où il baignait réellement et aux magnificences de la nature qui l’entourait… telles sont les divinations du génie, et tels les prestiges de la littérature. Mais sans doute le livre n’a fait que rendre conscientes d’elles-mêmes une admiration depuis longtemps latente et une émotion toute prête à éclatar. On sait de reste quelle place tiennent dans l’œuvre de Leconte de Lisle les souvenirs de ses rêveries au milieu de la nature tropicale. C’est déjà un trait par où il se distingue des maîtres romantiques dont il modifie la tradition en la continuant. Le goût de l’exotisme était une des caractéristiques de leur littérature ; mais sédentaires pour la plupart, et réduits à s’en aller vers la quarantième année,