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comme Chateaubriand ou Lamartine, chercher en Orient des impressions de touriste, ils avaient tout imaginé des contrées dont ils se plaisaient à rêver, et leur exotisme était purement subjectif. Leconte de Lisle a vécu dans les contrées du grand soleil, et la nostalgie le ramène en pensée vers leur sérénité resplendissante et chaude. De là l'exactitude et l'intensité de ses peintures. La Fontaine aux lianes, la Ravine Saint-Gilles, le Bernica, Ultra cœlos, d'autres pièces encore procèdent directement des émotions de « l'enfant songeur couché sur le sable désert. » C'est par là qu'il a pu devenir l'admirable animalier qu'il a été, unique en ce genre dans toute notre histoire littéraire. Personne, par le seul artifice des mots, n'a jamais égalé la puissance de description de ses Panthères, de ses Éléphans et de ses Jaguars. Il les avait vus ailleurs qu'au Muséum.

Toutes les pièces auxquelles nous venons de faire allusion sont des morceaux de réalité, où le poète n'a eu qu'à se souvenir et à décrire. Mais ces mêmes paysages lui ont servi quand il s'est agi d'imaginer. C'est ainsi qu'il a pu rendre la vie grouillante de la forêt hindoue et en présenter de si luxuriantes images. Et de même, s'il a en maints endroits et tour à tour dans ses poèmes grecs, vichnuistes et septentrionaux, évoqué les aspects de la nature primitive, aux premiers temps du monde, en des pages éblouissantes de lumière et de fraîcheur, il en a emprunté le coloris aux tableaux sur lesquels il avait promené ses yeux de jeune homme. Est-ce encore ici qu'on peut retrouver les origines de ce goût pour l'histoire qu'eut Leconte de Lisle et les premiers linéamens de sa philosophie ? MM. Leblond sont disposés à croire que la confusion des races réunies dans l'île lointaine a pu déterminer le point de vue ethnique où il s'est placé dans son œuvre. « Il est né dans une île africaine, écrivent-ils, ceinte de flots indiens, d'un sang breton et méridional. Dans son enfance, il a entendu les Cafres rudes chanter sur des syrinx de bambou sous un ciel humide et farineux les mélopées plaintives du Mozambique ; il a vu les téhngas efféminés entre-croiser leurs pas de porteurs de manchys aux sons argentins de leurs bracelets ; il a entendu les propos des planteurs, hommes du Nord pratiques et âpres, et les histoires qu'ils contaient des forbans portugais du dernier siècle piratant à Saint-Paul ; il a lu les romans écossais où, à travers la brume qui ondule, se dressent à pic les manoirs déchiquetés comme des masses de rochers au bord des lacs étales : de tout cela se composera, dans son harmonieuse lenteur, son génie polyethnique… » Le développement est brillant, si l'argumentation n'est pas des plus convaincantes. En tout cas, comment ne pas rattacher à ces