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premières impressions un des thèmes qui reviennent le plus fréquemment dans la poésie de Leconte de Lisle : je veux dire l'aspiration au néant. Que ce soit le suprême aboutissement d'une philosophie qui est allée au fond de toutes les choses et en a sans conteste reconnu la vanité, Je le veux bien. Mais combien de fois n'avons-nous pas été mis sur le chemin de nos théories par notre tempérament et conduits à nos idées par nos sensations ! La philosophie du néant a ses origines dans ces torpeurs profondes où la chaleur accablante plonge, à l'heure de la sieste, les hommes des Tropiques et qu'ignorent les habitans des régions tempérées.

Pour ce qui est de l'amour, il nous est assez difficile de lui attribuer, dans la formation poétique de Leconte de Lisle, l'importance que lui-même nous indique ; d'autant qu'il a été, aussi peu que possible, un poète de l'amour. Il n'y a guère à tenir compte des premiers vers et des romances que lui ont inspirées diverses jeunes filles rencontrées en voyage ou au bal. Tout juste faut-il noter la conception chaste et idéaliste que, de tout temps, il s'est faite de l'amour, et dont témoignent plusieurs passages de ses lettres de jeunesse. De là vient que, par la suite, il se soit fait scrupule de chercher dans ses aventures sentimentales une matière à littérature, et que, contrairement aux maîtres romantiques, il ait refusé de déchirer devant la foule la robe de la pudeur divine et de la volupté.

Ce qui est plus frappant, c'est ce sentiment très prononcé chez Leconte de Lisle, comme il le sera vers la même époque chez Flaubert, qu'il est différent des autres hommes, isolé parmi eux, étranger à leurs soucis quotidiens et incapable de poursuivre aucun des objets que se dispute si âprement leur ambition. Il éprouve pour son temps une espèce d'horreur. Il flétrit l'égoïsme de son siècle, « de ce siècle où tout ce qui est beau, tout ce qui est noble et grand, ne trouve que mépris et dégoûts ; de ce siècle où le parjure poUtique s'unit impunément à la dépravation morale grossièrement dissimulée sous un voile de pruderie misérable et d'affectation religieuse ; de ce siècle enfin qui ne reconnaît que l'or pour dieu, et qui foule aux pieds tout adorateur du vrai et du beau ne pliant pas le genou devant l'infâme idole et ne sacrifiant pas à la vénalité la pureté intérieure de l'âme. Honte à lui ! » Cette espèce de misanthropie est commune à la plupart des écrivains de la seconde génération romantique. Elle devait mener Leconte de Lisle à se détourner de son temps vers le passé, comme Flaubert s'enfermant alors dans ses études pour la Tentation de saint Antoine.