Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 52.djvu/454

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de là-bas sont de grands conducteurs d’hommes. Que dis-je, ils excellent non seulement à les conduire, mais à les entraîner, à les soulever, à les précipiter les uns contre les autres. Un Moussorgsky, même un Rimsky-Korsakow, ressemblent à ces ouvriers dont parle l’Écriture, qui travaillent sur les nations.

Sur leur nation du moins, à laquelle ils ne manquent jamais de faire, en leurs œuvres, une place d’honneur. Dans Ivan, comme dans Boris, le peuple, encore plus que le tsar, est le personnage central et le véritable héros. Il occupe, il remplit à lui seul deux tableaux entiers et qui se suivent, mais qui se suivent sans longueur et sans monotonie, tellement la musique en est variée et vivante. Sur une place de la ville, puis sur une autre, les habitans de Pskow attendent l’entrée du redoutable maître et ses vengeances. Parmi les citoyens, divers partis se sont formés, les uns tenant pour la soumission, les autres pour la révolte. La nuit, sur une tribune de pierre, à la lueur des feux, les orateurs se succèdent. Entre eux et la foule qui les écoute, leur répond, circule un courant ininterrompu de vie et d’activité, d’énergie et de passion. Peu de développemens, des formules courtes et vives, des rencontres et des répliques ; partout une impression de raccourci, de synthèse puissante, et l’illusion de voir, d’entendre, sur je ne sais quel forum barbare, un peuple primitif, héroïque et religieux, débattre le sort de la patrie.

À ce premier tableau en succède un autre, en même temps analogue et contraire. Encore la ville, encore la foule, mais découragée et redevenue craintive, comptant tout bas, sans oser presque faire un mouvement, ni pousser un cri, les derniers momens de son attente épouvantée. Avec une vérité saisissante, la musique a rendu ce revirement, ou ce renversement de l’âme populaire. Tout à l’heure elle exprimait la force et la plénitude ; maintenant c’est la défaillance, le vide ; après le relief et le coloris, la pâleur et l’effacement ; dans le courant sonore, ce sont de brusques arrêts et comme de grands trous de silence.

Sans parler de leur mérite, rien que l’existence de ces chœurs peut nous servir de leçon. Le chœur, voilà encore un élément que certain esprit nouveau prétend bannir du drame lyrique au nom de la vérité. Prétention absurde entre toutes et que la vérité même, autant que la beauté, condamne. Les anciens l’avaient bien compris, quand ils mêlaient, sur leur théâtre, la voix universelle à des voix isolées, quand ils donnaient pour dessous ou pour fond aux passions des individus le sentiment général et la conscience collective de la multitude. Encore mieux que la poésie et par sa nature même, la musique excelle à représenter