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fait la scène si touchante, du délaissement et de la détresse. Il affaiblit, j’allais dire il amaigrit la musique à dessein. Tantôt il la brise par les changemens du rythme et l’inégalité de la mesure, tantôt il y creuse de longs silences, tantôt enfin, y faisant prédominer le mode mineur, il arrive presque à la pâlir. Quoi de plus frêle et de plus mourant, d’une mort résignée et souriante, que les adieux de la pauvre reine à ses femmes et le partage, entre leurs mains fidèles, des souvenirs de son affection et de son malheur ! Tout cela est plein de poésie, plein de tendresse et de pitié. Tout cela prouve que le compositeur d’Henry VIII, aujourd’hui le premier de nos musiciens par l’intelligence, le peut être également par le cœur.


L’un et l’autre élément forment l’insigne mérite et le talent parfait d’un chef d’orchestre que nous venons de voir, à Milan, pour la première fois. « Musicien dans l’âme, » dit une expression commune, et, comme dit une autre, « musicien jusqu’au bout des doigts, » M. Toscanini l’est de ces deux manières et, pour s’en convaincre, il suffit qu’on le regarde et qu’on l’écoute : oui, qu’on l’écoute aussi, car, autant que l’orchestre, que tout orchestre, c’est toujours en réalité le chef d’orchestre qu’on entend. Je souhaite à notre pays d’entendre celui-là. Les œuvres les plus diverses figuraient au programme du concert milanais : une symphonie de Haydn et la Mer, de M. Debussy ; un menuet de Cherubini et le Till Eulenspiegel de M. Richard Strauss, l’ouverture de Sémiramide et certaine Rapsodie espagnole de M. Ravel. Il n’est rien de tout cela que le maestro d’Italie, plus heureux que nous-même, ne comprenne et ne paraisse aimer. Ne parlons pas de sa mémoire : elle est sans limite et sans défaillance. Et de son interprétation nous dirons seulement qu’elle ajoute au sérieux classique une aisance, une vivacité méridionale ; qu’elle possède et communique le charme, l’émotion, et quelquefois l’ivresse même de la vie, de la jeunesse et de la joie.


CAMILLE BELLAIGUE.