Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 52.djvu/472

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le bonheur. Car aucun document écrit ne vaut, pour nous renseigner sur ses sentimens, cette nombreuse et magnifique série de portraits où le vieux Reynolds semble avoir pris à tâche de pénétrer jusqu’au plus secret de sa petite âme ; et il n’y a pas un de ces portraits dont l’expression ne contienne en germe la pensive tristesse qui jaillit franchement du plus beau d’entre eux. Au contraire des Nelly O’Brien et des Kitty Kennedy, des autres « filles de joie » représentées par le maître anglais, jamais Kitty Fisher ne nous apparaît joyeuse de vivre, avec un léger rayon de lumière dans le sourire ingénu de ses yeux d’enfant. Évidemment, la vie où le hasard l’avait condamnée n’était point celle qu’appelait son innocence native, ni, non plus, celle qu’autorisait l’ardente et active piété dont tous les biographes nous ont transmis l’écho. Et nous comprenons sans peine l’étonnement de l’un de ses anciens amis qui, l’ayant rencontrée après son mariage, s’est refusé à croire qu’il eût devant soi la célèbre Kitty Fisher du sandwich doré !

Hélas ! ce bonheur enfin apparu allait disparaître dès l’instant suivant ! Depuis plusieurs années déjà, — depuis les mois qu’elle avait passés au chevet de l’ami dont elle se disait la garde-malade, — Kitty avait commencé à maigrir et à s’affaiblir. Le bon air des champs, au premier abord, lui avait rendu un peu de ses forces ; mais bientôt le mal qui la minait avait redoublé. Sur le conseil des médecins, John Norris, vers le milieu de mars 1767, avait résolu de la transportera Bristol, dont le climat et les eaux passaient alors pour être des plus bienfaisans dans les maladies de langueur. La pauvre Kitty s’était mise en route, après de touchans adieux à ses beaux-parens ; et dès le second jour du voyage, dans une chambre de la vieille et illustre « taverne » des Trois Tonnes, à Bath, la chère jeune femme s’est éteinte doucement, entre les bras de son mari, de la même façon que, naguère, elle avait de mourir dans ses bras le graveur Henderson. Elle avait alors vingt-neuf ans, et n’était mariée que depuis six mois. Les chroniqueurs nous racontent encore que son mari, affolé, aurait ordonné de la revêtir de sa plus belle robe, avec tous ses bijoux étalés sur elle : si bien que les dernières personnes qui ont vu Kitty Fisher l’auraient vue couchée dans son cercueil en plus splendide attirail que jamais elle ne s’était montrée aux « redoutes » de l’Opéra. Mais pour nous, aujourd’hui, grâce au génie de Reynolds et au zèle érudit de M. Bleackley, cette scène macabre n’est plus qu’un épisode sans aucune portée ; et c’est sous une tout autre forme qu’il nous plaît d’évoquer désormais, dans nos cœurs, l’exquise petite ombre éphémère de la Manon anglaise.