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ses grands yeux, nul autre que l’officier anglo-portugais ne peut l’avoir écrite.

Ainsi elle a vécu pendant une dizaine d’années, remplissant Londres du bruit de son luxe et de ses folies. Et grande a été la surprise générale lorsque, au mois de novembre 1766, la nouvelle s’est répandue que la fameuse Kitty Fisher venait d’abdiquer la souveraineté qu’elle exerçait sans rivale dans le monde galant, pour devenir la femme, parfaitement légitime, d’un jeune député, John Norris, fils de riches propriétaires du comté de Kent. La nouvelle, cependant, était bien authentique : le mariage de Kitty avait même été célébré deux fois, d’abord en secret, dans un village d’Ecosse, et puis, plus régulièrement, à Londres, dans l’aristocratique église Saint-George, de Hanover Square. Après quoi, le jeune couple était allé demeurer auprès des parens du mari, dans le vénérable manoir familial de Hempsted Park, où l’on racontait que la belle Mme Norris commençait déjà à prendre au sérieux ses devoirs de fermière et de châtelaine.

Tous les témoins nous assurent que Kitty Fisher, qui, jusqu’alors, n’avait eu d’amour que pour l’officier Auguste Martin, est enfin parvenue à oublier cet indigne personnage, pour s’éprendre passionnément de son jeune mari. Le fait est que, avant d’épouser celui-ci, elle l’avait sauvé d’une vie de jeu, de débauche, et d’ivrognerie, à un moment où ses parens et tous ses amis désespéraient de sa guérison. De telle sorte que ces parens de John Norris, après s’être naturellement effrayés de la perspective d’une mésalliance aussi scandaleuse, se sont mis à aimer tendrement leur belle-fille, dès qu’ils ont constaté le véritable prodige accompli grâce à elle ; et l’affection de ces braves gens a encore grandi lorsque plusieurs mois de cohabitation au manoir de Hempsted Park leur ont permis de découvrir, sous l’ancienne héroïne des soupers du Ranelagh, la simple, naïve, et charmante créature que nous révèlent aujourd’hui les portraits de Reynolds. Auprès d’eux et de son cher mari, une existence merveilleuse s’est ouverte pour la pauvre enfant, infiniment mieux appropriée à ses instincts de Gretchen sentimentale que le bruyant tourbillon des plaisirs de Londres. Sans compter que, bientôt, « toute la population des environs s’était accordée à raffoler de sa nouvelle châtelaine, devenue la bienfaitrice de la paroisse. Toujours prête à écouter une plainte, toujours empressée à rendre un service, elle apparaissait à ces paysans un ange envoyé du ciel pour les rendre heureux. »

Elle-même, je le jurerais, apprenait là, pour la première fois, à connaître