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des narcisses et des juliennes, les roses violacés des anémones, éclairent l’ombre bleuâtre. Les chiens rassurés sont sortis de leurs cachettes ; les petits vendeurs de journaux courent en agitant les feuilles imprimées ; les voitures recommencent à circuler, et presque toutes sont pleines de soldats réguliers ou volontaires, — les vainqueurs d’hier.

Coiffés du fez ou de la calotte albanaise en feutre blanc, ceinturés de cartouchières, ils ont l’air mal débarbouillés, mal brossés, et leurs uniformes gardent encore la poussière de la route, du camp et de la bataille. Ils déambulent par cinq ou six, et parfois s’entassent, leurs fusils entre les jambes, dans les fiacres réquisitionnés. La plupart, venus des plaines de Thrace ou des montagnes d’Albanie, ont, devant les splendeurs européennes de Péra, le même étonnement respectueux qu’ont nos conscrits de province devant les monumens et les boulevards de Paris. Mais, au contraire des troupiers français, ils s’abstiennent de lazzis et de plaisanteries, et s’ils racontent leurs exploits aux badauds, ils les racontent brièvement, sans fanfaronnade et sans gaîté. Je ne sais si cette réserve est naturelle au caractère oriental, ou si elle cache une certaine émotion pénible, le regret d’un devoir douloureux bravement accompli, la tristesse de la guerre fratricide… Peut-être ce sentiment est-il trop compliqué pour ces âmes très simples. Quant aux citoyens de Constantinople, leur seule inquiétude persistante, c’est le maintien possible du Sultan.

Que fera-t-on du Sultan ? Lui-même a conseillé la soumission à ses derniers défenseurs, et la garnison d’Yldiz, désarmée, est envoyée, par petits paquets, à Stamboul. Une partie a pu s’enfuir sur la côte asiatique du Bosphore, dans cette caserne Sélimié qui domine Scutari. Là, peut-être, les Macédoniens trouveront-ils encore quelque résistance. Le pont de Galata est toujours barré, et l’on suppose que l’Assemblée nationale se réunira au Palais du Parlement, sous la protection des troupes libératrices. Mais ce qu’elle décidera, nul ne le sait, et l’idée d’une combinazione recommence à hanter les esprits.

Pourtant, aux étalages des photographes, Son Altesse Impériale Réchad Effendi, héritier présomptif du trône, est apparu ce matin. Il a une bonne figure fatiguée, résignée, passive, que ses futurs sujets examinent curieusement. D’autres portraits, qu’on ne voyait pas ou qu’on ne voyait plus la semaine dernière,