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occupent les places d’honneur autour de celui de l’héritier. Les soldats se montrent la belle barbe philosophique et les yeux très doux d’Ahmed-Riza bey, l’énergique figure osseuse de Chevket Pacha, les images, presque partout jumelles, d’Enver bey et de Niazi bey, « héros de la liberté, » figures romantiques qui doivent troubler les cœurs féminins et qui font la fortune des marchands de cartes postales.

À l’ambassade de France, toujours gardée militairement, je trouve M. Constans assis devant le perron, entouré de gens qui demandent ou apportent des nouvelles. Les dames et les enfans qui ont profité de l’hospitalité diplomatique resteront jusqu’au soir. D’ailleurs, nous sommes tous invités à dîner. L’ambassadeur, qui a veillé tard dans la nuit, semble très fatigué, et M. Ledoulx, premier drogman, succombe sous le poids du devoir professionnel. Le commandant du stationnaire raconte la belle cérémonie de la béatification de Jeanne d’Arc, qui a été célébrée la veille à l’église catholique. La bonne Lorraine glorifiée en pays infidèle, à quelques pas du Grand Turc que ses propres soldats assiègent dans son palais, le canon sarrasin couvrant la voix des orgues chrétiennes, ne dirait-on pas un épisode des chansons de geste ? Les os des croisés qui furent ensevelis près des murs de Constantinople ont dû tressaillir de joie…

Le docteur de Lacombe apporte des nouvelles des blessés. Les deux journalistes américains vont mieux. Je pense aux propos entendus la veille à l’hôtel, au récit très circonstancié que l’on avait fait de l’agonie et de la mort de M. Moore dont on rapportait même les dernières paroles ! Nous en étions tous attendris… Par bonheur, M. Moore n’est ni mort ni mourant. Il est seulement blessé, immobilisé pour des semaines, et son accident le met de très mauvaise humeur… Rater un si beau reportage, quelle malchance ! Aussi, quand un journaliste français est venu, ce matin, par courtoisie confraternelle, serrer la main de M. Moore, il a été bien reçu !…

M. Ledoulx m’a emmenée déjeuner chez lui, avec sa jolie fillette qui a un air de couventine française, de petite demoiselle d’autrefois, timide et blonde. Au dessert, deux religieuses de Saint-Vincent de Paul sont arrivées, et ont raconté les aventures tragi-comiques de leur jardinier qui a failli être tué par une balle perdue en allant chercher du lait pour la communauté. Les projectiles égarés ont fait ainsi beaucoup de victimes. Une