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et généreuse dans son amour. Depuis le jour où elle a aimé mon père, elle a été exemplaire dans sa conduite, et ma grand’mère avait fini par l’aimer.

« Mais c’est assez vous parler de moi. Pardonnez-moi ce mouvement d’orgueil, et croyez que je comprends bien les tentations de l’homme du peuple devant les enivremens que le riche et l’oisif présentent à sa soif d’émotion et de bonheur. Mais je les connais bien aussi, ces classes perverses et dangereuses qui ne caressent que pour étrangler. Les exceptions y sont si rares, que nous devons y avoir peu d’amis ; et, quelque avilis, quelque corrompus et abjects que nous voyions nos frères, nous devons nous dire que c’est nous, nous-mêmes, la moelle de nos os, la chair de notre chair et le sang de notre sang, qui gémit là dans la fange. Vous écriviez à Jourdan[1]que vous ne pouviez voir cela sans rougir et sans désespérer de la bonté de Dieu. Eh bien ! est-ce que vous ne portez pas un reflet de la bonté de Dieu dans votre âme, vous ? et aussi un rayon de sa force et de sa puissance ? S’il vous a donné cette force et cette pitié, ces moyens souverains d’agir pour la réhabilitation des autres, apparemment que Dieu n’abandonne pas la race humaine à ses propres désastres. Il l’appelle par votre voix. Il la stimule par votre exemple, et bientôt elle se relèvera. Car Dieu se révèle chaque jour davantage à des poètes et à des philosophes plébéiens. Proudhon, simple ouvrier, est un penseur bien remarquable ; et je ne sais pas trop ce que nos philosophes patentés, nos hommes d’Etat doctrinaires et autres trouveront à lui répondre.

« Ayez donc courage ! Le genre humain est soumis à une longue et pénible éducation. Le temps ne paraît long qu’à nous. Aux yeux de Dieu, il n’existe pas. Nos siècles ne comptent pas dans l’éternité ; car nous mourons pour renaître et progresser. Chaque existence est la récompense ou le châtiment de celle qui l’a précédée. Chaque vertu amasse pour notre prochaine réapparition sur la terre un trésor de dédommagemens et de force nouvelle. Soyez sûr que vous avez déjà vécu de tout temps sur la terre, et que votre génie poétique est la récompense de quelque belle action, de quelque noble dévouement dont vous ne vous souvenez pas. Faites-en donc un noble usage, afin de vous réveiller apôtre ou héros après le sommeil de la mort. Et

  1. Ami de Poncy à Paris, qui secondait George Sand de son zèle en faveur du poète.