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l’effet, auprès d’eux, d’une note juste au milieu d’un charivari.

« Je savais bien que cette note juste devait se trouver dans l’âme d’un homme du peuple, le jour où l’intelligence viendrait à se mettre en rapport avec le cœur dans un tel homme. Quand j’ai tracé le caractère de Pierre Huguenin[1], je savais bien que la bourgeoisie et la noblesse l’accueilleraient avec un immense éclat de rire, parce que je savais bien aussi que Pierre Huguenin ne s’était pas manifesté encore. Mais j’étais sûre qu’il était né, qu’il existait quelque part ; et, quand on me disait qu’il fallait l’attendre encore deux ou trois cents ans, je ne m’inquiétais nullement. Je savais que ce serait l’affaire de quelques années seulement, et qu’un prolétaire ne tarderait pas à être un homme complet, en dépit de tout ce que les lois, les préjugés et les coutumes apporteraient d’obstacles à son développement. Maintenant, je ne dis pas que vous soyez un personnage de roman nommé Pierre Huguenin. Vous êtes beaucoup plus que cela, et je ne cherche pas à vous embellir en vous appliquant la forme d’une de mes fictions. Je n’y songe pas. Vous savez que je me souviens peu de la forme et du détail de mes compositions. Mais ce que je me rappelle, c’est la conviction que les a fait naître. C’est que j’ai regardé comme certaine la possibilité d’un prolétaire égal par l’intelligence aux hommes des classes privilégiées, apportant au milieu d’eux les antiques vertus, et la force virtuelle de sa race. Jusqu’ici j’avais vu des éclairs traverser l’horizon, et s’obscurcir sous de gros nuages, parfois fort vilains, comme notre ami Savinien par exemple. Mais ce qui consternait l’âme délicate et exquise de C…[2]ne m’ébranlait nullement. Depuis longtemps j’ai appris à attendre, et je n’ai pas attendu en vain. Pierre Huguenin est resté parmi les fictions, mais l’idée qui m’a fait rencontrer Pierre Huguenin n’en était pas moins une conception de la vérité. Vous êtes autre, et vous êtes mieux. Vous êtes poète, donc vous êtes plus richement doué, et vous êtes bien plus homme que lui. Vous n’avez pas cherché l’idéal de l’amour dans une caste ennemie. Tout jeune, vous avez aimé votre égale, votre sœur, et vous n’avez pas eu besoin du prestige des faux biens et de la fausse supériorité pour vous

  1. Dans le Compagnon du Tour de France.
  2. Solange écrit ici, de son crayon documentaire : Chopin. — Une autre annotation nous le montre aristocrate dans l’âme, et nous donne à penser que, tant qu’il était à Nohant, George Sand craignait des froissemens en invitant Poncy.