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même boue, nul moyen de justifier ceci qu’en disant que Dieu a recommandé les pauvres aux riches et leur assigne leur vie sur le superflu, ut fiat æqualitas, comme dit saint Paul. »

Bossuet encore : « Ce n’est pas pour vous seul que Dieu fait lever son soleil ni qu’il arrose la terre. Les pauvres y ont leur part aussi bien que vous. Dieu a donné dès le commencement un droit égal à tous ses enfans à toutes les choses dont ils ont besoin pour la conservation de leur vie. Et ce droit si naturel que les hommes ont de prendre dans la masse commune ce qui leur est nécessaire, gardez-vous bien de croire que les pauvres l’aient tout à fait perdu. »

Or toutes ces idées subversives, La Bruyère les a recueillies, et il n’a fait que les rééditer, de 1688 à 1695, sans les exagérer, sans les exaspérer, et, au contraire, en les adoucissant, parce que ce qui est permis à un prêtre dans la chaire l’est moins à un laïque dans un livre. Et ces idées sont devenues celles du XVIIIe siècle et ont fait leur explosion en 1789. On ne saurait croire à quel point les révolutionnaires sont ingrats à l’égard du clergé catholique, et l’on ne saurait imaginer à quel point il serait équitable qu’ils élevassent un monument portant cette inscription : « Au Clergé catholique du XVIIe siècle la Révolution reconnaissante. »

La Bruyère a-t-il ajouté quelque chose aux idées que nous avons diligemment relevées plus haut ? Oui, sans doute, il y a ajouté l’accent personnel. Les ecclésiastiques dont nous avons rapporté les paroles parlent toujours d’une façon générale ; ils ne se disent jamais blessés personnellement par les travers, défauts et vices qu’ils reprochent aux autres ; ils ne disent jamais : Je. La Bruyère, s’il ne le dit pas toujours, le dit souvent et toujours il le fait entendre. Il y a dans La Bruyère un peintre avant tout ; puis un psychologue, un critique, un philosophe, un sociologue, un théologien même, un élégiaque aussi et quelquefois charmant, — et enfin il y a un ambitieux déçu qui fut envieux.

Il était ambitieux. Nul doute, comme je crois que l’a dit M. Lange, qu’en entrant dans la maison de Condé à quarante ans, lui, homme à l’aise, célibataire et pouvant vivre de son bien, il n’ait eu la pensée de se pousser vers quelque grand emploi qu’il n’a jamais obtenu. Il l’a à peu près avoué, trop averti et se surveillant trop pour l’avouer tout à fait. Il a dit : « On ne vole point, des mêmes ailes pour sa fortune que l’on fait pour des