Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 52.djvu/817

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fausser un trait de son talent, sensible surtout à l’origine ; ils se sont fermé du même coup l’intelligence de tous les autres et condamnés à une vue incomplète, superficielle. Mais à l’origine de leur erreur il y a une vérité. Nous aurons suffisamment caractérisé les premiers poèmes de Tennyson si nous la mettons en lumière.

L’auteur est d’abord un lettré, un « scholar, » comme Swinburne lui-même, le dernier disparu des grands poètes de l’ère victorienne, et tant d’autres poètes anglais, comparables, à cet égard, à ceux de notre Renaissance et aussi aux Elizabethains. Il sait le latin et le grec ; il traduit, il imite. Il montre par un spécimen ce que pourrait être d’après lui une traduction de l’Iliade en vers anglais. Un artiste érudit, Savage Landor, un grand poète, Keats, venaient de ranimer le sens de l’antique. A son tour, il puise dans les légendes de la mythologie. Voici Les Hespérides, Œnone, Les Sirènes, Les Mangeurs de Lotus, en attendant Ulysse, Tithon, Amphion. Pour cette imagination éprise de beauté, la beauté n’a pas d’âge. Los hommes reprennent et continuent les anciens rêves. Pourquoi l’art, puisant dans les inspirations d’autrefois comme dans les inspirations présentes, ne reproduirait-il pas les plus beaux traits déjà découverts avant d’y ajouter ceux qu’il découvre ? Tennyson ne se propose donc pas, comme un artiste érudit, des reconstitutions fidèles. Il use librement des modèles, s’approprie ses emprunts et, avec les moyens qu’il ne doit qu’à lui-même, les fait servir à ses propres fins. Ecoutez les lamentations d’Œnone dans un val vaporeux de sa montagne natale. Nous savons que le décor est un paysage des Pyrénées et que le poète écrivit une partie de son poème dans la vallée de Cauterets. Mais sa mémoire savante embaume les impressions de ses sens d’un parfum d’antiquité. Et c’est aussi sa conception de la vie et de l’amour qu’il place, sans souci de l’anachronisme, sur les lèvres de Pallas. Après Héra et Aphrodite, elle fait sa profession de foi à Paris, avant le fameux jugement qu’il doit rendre : « Le respect de soi-même, la connaissance de soi-même, la possession de soi-même, voilà les trois seuls guides qui mènent la vie au souverain pouvoir. Encore n’est-ce pas au pouvoir qu’il faut tendre (car il vient quand on ne le cherche pas) ; il faut vivre selon la loi. Si nous suivons la loi, nous vivons sans crainte ; et comme le juste est le juste, suivre la voie de la justice, telle est la sagesse, au mépris des