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mode pathétique sans rien omettre de ce qu’elle considère comme l’accompagnement obligatoire des grandes douleurs : évanouissemens prolongés de Mme de Joui, crises de désespoir, veillées de larmes, prières en commun, trois jours et trois nuits durant, lectures pieuses et consolatrices, enfin tout le rite solennel du deuil, auquel ne manquent pas même les pleureuses officielles, dont Mme Ducrest et sa fille semblent tenir les rôles. La vérité dut être plus prosaïque, en face d’une ruine préparée par une vie de faste, à laquelle les créanciers et une famille prudente désiraient mettre fin. Bref, Mme de Joui ayant mis ordre à ses affaires, se hâta de quitter Chevilly pour se rapprocher du lieu d’exil de son mari ; Mme Ducrest et sa fille, restées près d’elle jusqu’au dernier jour, n’eurent plus qu’à regagner Paris.


Elles furent bientôt rejointes dans le logis qu’elles avaient loué rue d’Aguesseau, faubourg Saint-Honoré, par César Ducrest, revenu de Saint-Domingue plus désargenté que jamais. Pendant des mois, c’est une dure vie d’expédiens ; ce sont les petites dettes payées au moyen d’emprunts, les réclamations des marchands ; c’est le souci dévorant, chaque jour renaissant, de faire face aux nécessités, jusqu’à ce qu’elles atteignent ce hasard heureux qu’en dépit de tout elles espèrent. En attendant, ce sont les catastrophes qui se succèdent. Une lettre de change impayée fit jeter Ducrest au For-Lévêque. L’emprisonnement pour dettes était alors dans la vie des prodigues un accident assez fréquent, et qui n’était pas généralement pris au tragique. La ruine complète des Ducrest, avec ses conséquences journalières, était un bien autre malheur. Mais Mme de Genlis ne saurait manquer une si belle occasion de témoigner sa sensibilité filiale. Elle recourt dans son récit aux grands moyens littéraires : phrases entrecoupées, exclamations, suspensions, mouvement dramatique : « Quel fut mon saisissement en apercevant ce triste séjour !… et comment peindre ce que j’éprouvai en entrant dans la chambre où mon père était enfermé !… Je courus me jeter à ses genoux, j’avais besoin de me prosterner devant lui pour le dédommager, par mon respect et par ma tendresse, de l’humiliation de sa situation ; je baisais ses pieds que j’arrosais de mes pleurs… » Elle eut, à n’en pas douter, le bon et honnête chagrin d’une brave petite fille qui aimait bien son père. Nous apercevons là, en un exemple précis, la sorte de déformation que