Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 52.djvu/890

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’avènement de saint Louis fut pour M. Luchaire un domaine de prédilection. Cette histoire d’une ère glorieuse et tragique, pendant laquelle la royauté, comme la nation, achève de se constituer, lui semblait la conclusion naturelle de ses recherches. Pendant cinq ans, à la Sorbonne, il avait pris le règne de Philippe-Auguste comme sujet de son enseignement. Il songeait à en écrire l’histoire. Peut-être les travaux minutieux que publiait à ce moment même un érudit allemand, M. Cartellieri, lui firent-ils ajourner son dessein. Tout au moins avait-il réuni assez de matériaux pour composer dans la collection de l’Histoire de France tout un volume sur Louis VII, Philippe-Auguste et Louis VIII. Quelques aperçus sur la vie sociale parurent dans les revues ou les comptes rendus de l’Académie des Sciences morales. Si achevée enfin était la forme de ses cours, qu’il a suffi de les réunir pour en composer son dernier livre : la Société Française au temps de Philippe-Auguste. Ainsi l’œuvre qu’il voulait faire, des mains pieuses l’ont recueillie… Heureusement ! car elle eût manqué à l’ensemble de ses travaux, comme aussi à la définition de sa méthode. Elle se rattaché à ses premiers livres ; elle les complète ; combien différente cependant et par le sujet même et par la manière dont l’histoire est traitée. Ici, l’auteur n’analyse plus seulement des institutions, il observe des usages ou des mœurs : il explique moins qu’il ne raconte. Le politique se transforme-en moraliste. Qu’est donc cette société française à l’aurore du XIIIe siècle ? Comment vivent ses vilains, ses bourgeois, ses clercs, ses nobles ? Que sont-ils, que pensent-ils ? Si nous voulions savoir comment M. Luchaire comprend le moyen âge, c’est dans ce livre, assurément, que nous pourrions le mieux saisir son opinion. Une société pleine de contrastes, héritière de toutes les tares du passé, livrée à la guerre, au brigandage, à la famine ; des évêques, hommes de cour ou hommes de guerre, plus pénétrés de leurs droits de seigneurs que de leurs devoirs d’apôtres, des curés grossiers et dépravés, buveurs, joueurs, querelleurs ou pis encore, des moines et des écoliers turbulens, des nobles pillards et sanguinaires, violant les lois les plus saintes de la famille et de l’honneur, des rustres superstitieux, malpropres, aux gestes comme aux instincts de brute, et, tel un jet de lumière dans cette ombre, le réveil des sentimens nobles et des idées grandes, le goût des choses de l’esprit, le respect de la femme, le mysticisme de l’amour, les grands Ordres et la chevalerie,