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puissances de son être et le jetait dans des rêveries où il oubliait tout, jusqu’à Julie elle-même, pour s’identifier avec le grand tout. Mais pour Paul, le grand tout a pris une figure visible, le grand tout a la tête ombragée de cheveux blonds, — car du temps de Louis XVI on donnait la palme aux blondes ; — le grand tout a des yeux bleus et des lèvres de corail, des regards auxquels leur obliquité naturelle vers le ciel ajoute une expression de sensibilité extrême, même celle d’une légère mélancolie. En un mot, le grand tout pour Paul, c’est Virginie. Et aussi longtemps que vivra Paul, il pensera de même, car il accable d’un superbe mépris tout ce qui n’est pas Virginie, les arts, les lettres, les sciences, la politique, la société. Pour lui, vivre, c’est sentir, et sentir, c’est aimer Virginie et n’aimer qu’elle. Aussi Saint-Preux paraît-il avoir eu la force de survivre à Julie ; mais quand Virginie périt dans les flots, Paul meurt sans retard. Il n’a plus rien à faire sur la terre.

Puisque Paul, avant de mourir, s’était décidé à apprendre à lire, je regrette qu’on ne lui ait pas donné un livre dont il aurait pu faire la lecture en quelques heures, à l’ombre d’un bananier, ou dans la retraite des Pleurs essuyés. Ce livre est un roman anglais paru vers le milieu du XVIIIe siècle, et intitulé : Le vicaire de Wakefield.

Il y a un moment où le vicaire se persuade que le bonheur consiste à vivre par le cœur et à s’enfermer chez soi, les pieds sur les chenets, fenêtres et portes closes. Puis, lorsqu’un soir on vient lui apprendre qu’Olivia sa fille s’est enfuie, enlevée par un ravisseur, il prend sa Bible et son bâton et s’en va courir les grands chemins à la recherche de la fugitive qu’il ne trouve nulle part ; et quand enfin, malade, à bout de force, ne sachant plus où tourner ses pas, il se décide à rentrer chez lui, il rencontre sur la route une troupe de comédiens ambulans avec lesquels il se met à parler de Shakspeare et de Dryden. Le vicaire aime l’art et la poésie qui entrent en combattans dans son cœur ravagé et mettent du baume sur ses blessures. Un peu plus tard, le vicaire est accosté dans une auberge par un inconnu, grand raisonneur en politique ; la conversation qui s’engage entre eux s’anime, s’échauffe, et le vicaire, qui est un ardent patriote réussit à oublier un instant encore ses malheurs pour ne s’occuper que de son pays, de sa gloire, de son avenir.

Le vicaire de Wakefield aurait pu se féliciter de s’être fait